Après la mort de son grand-père, personne ne lui avait imposé de limites ou de règles, ne l’avait prévenue des dangers. Personne n’avait semblé se soucier de ce qu’elle faisait. Ses parents étaient trop absorbés par leur propre vie pour remarquer ses longues absences. Alors Margaux faisait ce qu’elle voulait. À quatorze ans, elle avait déjà appris à ne dépendre que d’elle-même, au point d’en oublier ses parents. Elle attendait juste le moment de pouvoir leur ravir l’entreprise familiale.
Ernst Engel. Il avait pris le thé avec sa mère et lui avait décrit l’idée qui lui enflammait l’esprit. Une femme, une tempête, consumée par la passion, le feu, la souffrance, la sensualité, à la fois Méduse, Aphrodite et mère Nature. Une femme qui n’était pas juste une femme, mais une force, un cyclone de couleurs. Engel s’était imaginé cette femme sous les traits d’Anika. Accepterait-elle ? Accepterait-elle de retirer ses vêtements pour qu’il la peigne ?
Rien de surprenant à cela car, à Art Basel, les chaussures passent avant l’art. Elles dévoilent tout : qui vous êtes, si vous êtes un client sérieux ou non, ce que vous pouvez vous offrir. « Il suffit d’un détail pour tout foutre en l’air, lui avait-on dit des mois plus tôt quand l’enquête n’en était qu’à ses débuts. Margaux de Laurent est considérée comme la galeriste la plus importante au monde. Néglige les détails et tu n’es plus dans la course. »
Margaux regarde remuer ses lèvres fines et connaît assez d’allemand pour comprendre qu’il chuchote des mots d’amour : liebling, liebling. Elle attend qu’il en finisse. Les effleurements, les étincelles de joie dans ses yeux alors qu’il caresse délicatement chaque feuille couverte de croquis au crayon graphite et au fusain. Ce ne sont cependant pas de banals gribouillages, mais des œuvres volées de Renoir, Monet, Cézanne et Gauguin.
Elle se voit dans son regard : une jeune femme sérieuse qui ne porte pas de maquillage parce qu’elle a des choses plus importantes à l’esprit. Elle devine à ses lèvres pincées et à ses bras croisés qu’elle a eu raison de lui tendre cette embuscade. Elle connaît les gens, déchiffre leurs expressions et leur langage corporel. Elle avait mal commencé sa présentation, mais la conclusion a clairement retenu son attention..
Je sais au fond de mon cœur que La Femme en feu – c’est le nom qu’Engel lui avait donné – s’y trouvait. Helmuth Geisler a dit à ma mère qu’il avait la peinture en sa possession, je l’ai entendu de mes propres oreilles. C’est la seule image que j’aurai jamais d’elle, le seul lien avec mon passé. Je suis résolu à la retrouver et à la rapporter à la maison où est sa vraie place, avec notre famille.
Elle n’a pas besoin de micro. Sa voix profonde résonne, et l’on devine à son accent britannique distingué et racé qu’elle vient d’un milieu aisé.
C’est la pire partie du boulot, croyez-moi. Première leçon : le plus important n’est pas la scène, mais les gens. Les lecteurs ne veulent pas de statistiques ; ils veulent des visages. Ils veulent savoir qui est mort, qui s’est retrouvé seul, l’enfant autiste qui vient de perdre sa mère. Trouvez tout ce que vous pouvez. Je vais m’intéresser au tireur et à qui est derrière tout ça.
La réserve de Geisler doit valoir au moins un milliard de dollars, si ce n’est plus. Des vieux maîtres. Des fauves. Des impressionnistes. Des cubistes. Des expressionnistes… Comment cet homme a-t-il pu s’en tirer comme ça ? Pas ce bon à rien d’agoraphobe, mais son père, Helmuth Geisler, le marchand d’art en chef d’Hitler, l’ignoble voleur d’art. La rage commence à la consumer.
Ellis, qui n’est pas du genre à faire des câlins ni à afficher son affection en public, serre le jeune homme contre lui. Quelque chose en Adam le fait fondre. Petit garçon, Adam passait son temps à peindre ou à dessiner tout seul dans un coin pendant que ses autres petits-enfants chahutaient ou jouaient sur la balançoire du jardin de la maison de Bedford.