Une phrase, c'est comme un vêtement. Il ne faut pas qu'elle gratte dans le dos, qu'elle gêne aux emmanchures ni qu'on s'y sente endimanché, ou tarte. »
L'intimité détruit le discours sur l'intimité. On se protège, on réserve sa parole. On a peur que l'autre ne creuse en vous, sans doute, qu'il ne vous gobe pour mieux vous aimer.
Tiago ne lâche pas l’affaire. Il doit bien y avoir quelque intérêt à agir de la sorte, reprend-il le lendemain, ou à se laisser traiter de la sorte – c’est ce que je pense aussi. Je prends peu à peu conscience de la puissance des courants souterrains qui nous traversaient, mon frère et moi. Je nous croyais différents, dans un royaume à part, avec ses règles particulières, son bonheur et ses accrocs intimement liés, sa complexité, ses petites tortures. J’emploie le mot torture, mais pour notre entourage, il ne s’agissait que de choses insignifiantes, des taquineries comme disaient mes parents, arrête de taquiner ta sœur, toujours en train de l’asticoter, et ils riaient, ça les faisait rire les parents, les bénéfices secondaires, donc, sont difficiles à décrire car moi-même, en me relisant, il m’arrive encore de penser, comme mes parents et comme Tiago peut-être avant que je ne lui raconte toute l’histoire, qu’il s’agissait de jeux anodins.
Quand Mika me passait l’ortie sur les épaules : anodin.
Quand il disait au pharmacien que j’avais utilisé du gel capillaire en guise de lubrifiant : anodin.
Quand il me poussait vers le vide et prétendait qu’il m’avait sauvé la vie : anodin.
Des asticotages.
Il n’aurait tenu qu’à moi de me défendre pour que le rapport de force s’inverse. Mais je ne me défendais pas, je trouvais ça déplacé, la défense. Je ne supportais pas l’agressivité, j’y reviens, la mienne encore moins que celle des autres. J’étais profondément non violente, et même si ce n’était plus la mode, je dessinais des macarons peace and love sur mes sacs de classe. Ça aussi j’aurais dû le raconter avant, les peace and love et l’espoir qu’un jour mon frère s’apaiserait, et avec lui le monde. À moins que ce ne soit l’inverse : en vivant dans un monde moins violent, mon frère aurait trouvé l’apaisement. Il n’aurait plus eu besoin d’imposer son pouvoir et de m’appeler petite sœur, même si c’était touchant, je n’étais pas sa petite sœur.
Trois corps sur une plage, sur une page trois personnages. L'homme, la femme et la très jeune fille. Trois cartes d'un jeu de tarot qui, droites ou renversées, disent
l'amour et son contraire, le désir et la perte, la métamorphose ou l'enfermement.
Elle confondait éloignement et indépendance, comme si l'attachement pouvait se cantonner aux limites de notre champ de vision. Loin des yeux, loin du cœur - je ne connais pas aphorisme plus imbécile.
Ce qui nous séparait nous liait tout autant que ce qui nous réunissait. Nous nous comblions, est-ce qu'on peut dire cela ? Se combler, comme deux pièces de puzzle qui s'imbriqueraient parfaitement, mais qui ne viendraient pas de la même boîte.
Fred ne pouvait pas supporter que l'eau coule pour rien, ça la rendait nerveuse. J'ai la réparation dans le sang, m'avait-elle dit en réglant le flotteur. Je tiens ça de mon père. Lui, c'était l'histoire de ses ancêtres qu'il voulait réparer. (p. 128)
"Toute surface est langage."
"La culpabilité est un moteur qui tourne dans le vent."
Car il suffit d'une note, se dit-il, d'une note tenue pour évoquer quelqu'un. Cette idée le réjouit comme s'il pouvait à travers une seule phrase de la Marche funèbre saisir le monde en son entier, comme si chaque instant de musique portait en lui la mémoire de toutes les partitions du passé et l'intuition de celles du futur.