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Payot - Marque Page - Manuel Vázquez Montalbán - Les recettes de Carvahlo.
Il avait exigé, plus que demandé une place près du hublot. L'employée de la Western Air Lines regarda les papiers d'un air à moitié surpris, à moitié soumis.
Quels objectifs peut poursuivre un agent de la C.I.A. assis près du hublot d'un Boeing de la ligne Las Vegas- San Francisco ? L'employée n'ignorait pas les rumeurs du moment qui circulaient sur l'existence de bases spéciales d'entraînement dans un coin du désert de Mohave, mais la C.I.A. ne disposait-elle pas de ses propres avions de reconnaissance ? Carvalho soupçonnait la bataille logique qui se déchaînait en ce moment sous le front artificiellement bronzé de la fille tandis qu'elle remplissait le billet.
Quand Charo se mit à pleurer, Carvalho comprit que sept ans avaient passé et qu'elle n'était probablement plus la même. La Charo d'autrefois se serait noyée dans les larmes, la Charo d'à présent les jouait, elle les sentait, mais elle les jouait dans une mise en scène imaginée à l'avance. Le décor était toujours le même, le bureau De Carvalho, Biscuter était aussi le même Biscuter. Carvalho ne s'était pas autorisé la moindre modification personnelle au cours des trente dernières années. Charo. Charo avait changé. En 1992 déjà, quand elle était partie, ce n'était plus une gamine, mais maintenant on aurait pu la prendre pour une bourgeoise financièrement à l'aise, revenue après une longue absence, pendant laquelle elle avait changé de statut et de silhouette.
Ne mentez pas, Général : à partir de 1942, quand les derniers phalangistes « authentiques » s'effacèrent ou rejoignirent la division Azul pour casser du Russe, vous avez pu proclamer votre grande affection pour Jose Antonio Primo de Rivera et à la fin de la guerre civile vous aviez approuvé la macabre cérémonie du transfert de sa dépouille d'Alicante à El Escorial, sur les épaules de ses camarades. Mais Serrano Suñer a témoigné de la jalousie que vous éprouviez envers celui que ses partisans avaient baptisé « l'Absent», ou peut-être s'agissait-il de rancoeur après avoir constaté comme il s'entendait bien avec Mola alors qu'il avait refusé votre offre de candidature commune aux élections parlementaires de Cuenca : « Les lecteurs bien informés ne seront pas surpris si je dis que Franco n'éprouvait guère de sympathie à l'égard de Jose Antonio. Cela avait été réciproque : ce dernier ne le tenait pas en grande estime, et plus d'une fois, en tant qu'ami des deux hommes j'avais été mortifié par la dureté des critiques à son encontre. À Salamanque je dus souffrir l'épreuve inverse : le culte rendu à Jose Antonio, son auréole d'intelligence et de courage ulcéraient Franco. (...) »
Santos brassa distraitement les chemises. Il faisait semblant d'avoir une activité quelconque, ce qui le dispensait de saluer un à un tous ceux qui arrivaient.
- En voilà des toutes belles qui ont fait tapisserie lors de la dernière réunion.
La secrétaire lui montrait un tas de chemises, des dossiers à la dérive, entassés dans un coin du présentoir couvert de fichiers et de sous-main tout neufs ou les membres du comité central du Parti communiste espagnol allaient trouver l'ordre du jour, le squelette du rapport du secrétaire général et l'intervention complète du responsable de Movimiento Obrero.
- De Mon temps, on donnait sa vie pour être membre du comité central et maintenant on mégote sur les week-ends.
Santos adressa un sourire à Julian Mir, responsable du service d'ordre.
- Je n'échangerai pas ce temps-là contre maintenant.
Je ne suis pas celui que je parais être. Je ne sais pas pourquoi, depuis l'enfance, depuis mon entrée au lycée, je me répète des phrases alambiquées autour du verbe être, à la manière d'exemples grammaticaux dont je me souviens encore par coeur : je suis celui que je suis...les rares sages ayant jamais été en ce monde....Je ne suis pas celui que je parais être, me dis-je encore et encore à voix haute devant le miroir de ma salle de bains, en sourdine lorsque je ne suis pas seul et que j'ai besoin de la compagnie vitale de ma phrase de prédilection, mentalement lorsque même le sotto voce risquerait d'alerter cette attention vivace et agressive que les autres nous prêtent.
- María Moliner est la quatrième femme par ordre d'importance dans l'Histoire de l'Espagne.
- Les trois premières?
- Vous plaisantez? Votre univers machiste est si fermé que vous ignorez les références indispensables de la femme dans l'Histoire, à ne pas confondre avec l'histoire de la femme?
- Je vous avoue mon ignorance du ranking objectif des meilleures femmes espagnoles de tous les temps. Mais je l'accepterai, quel qu'il soit.
Elle récita d'un trait:
- "Isabelle la Catholique, Agustina d'Aragon, Dolores Ibarruri, et María Moliner."
Et soudain elle eut la sensation que l'autre la gênait. Elle voulait rester seule, s'étirer sur les draps propres, effacer cette douleur qui envahissait l'intérieur de son crâne comme une sauce noire, penser à trois ou quatre petites choses qui étaient arrivées ce soir et en oublier trois ou quatre autres qui arriveraient sans doute demain. Peut-être que si je ne réponds pas quand elle aura fini de parler. Peut-être va-t-elle interpréter mon silence comme une invitation à me laisser seule, à partir. Mais pour créer cette sensation il fallait d'abord obtenir de l'autre qu'elle enlève son bras de sur ses épaules, qu'elle retire cette main reptile et molle qui de temps à autre lui caressait le cou ou qui se laissait choir dans le vide, frôlant à peine la pointe du sein. Le discours se poursuivait. Il n'était plus question de problèmes d'autrui, des autres invités de cette fête terminée, mais de problèmes personnels.
- Des problèmes de femmes. Que nous seules, les femmes, pouvons comprendre.
- On s'en va.
- Moi, je ne me fatigue pas à remuer ma carcasse.
- On va se la remuer autrement.
Loli gonfla ses joues pour sourire, et souffla en l'air en soulevant sa frange style Olivia Newton-Jones.
- Tu es en chaleur.
- C'est pour aujourd'hui, rénette.
Gueulenoire se redressa sur ses jambes arquées. La voûte style interplanétaire du local se déployait en arc fluorescent au-dessus de sa tête. Il remonta son pantalon et avança sur ses jambes encore tout agitées jusqu'au comptoir. Les garçons servaient miraculeusement à tâtons. Des tas écroulés sur le comptoir, noeuds de bras et de langues, se transformaient soudain en couples alanguis. Gueulenoire donna un coup de poing sur l'un des tas.
- Leveau, debout, ta soeur et moi, on s'en va.
- Salaud. Tu m'as coupé mes effets.
Les clientes de ma mère étaient des femmes bizarres à la vie inquiétante : une veuve de guerre qui s'appelait Margaret et paraissait étrangère ; une autre veuve, d'après guerre celle-là, mariée à un important dirigeant de la CBT mort en Belgique renversé par un train ; une fille qui s'était enfuie de chez elle en1940 avec un avaleur de lames de rasoir qui travaillait dans un cirque ; une tireuse de cartes qui avait un oeil de verre et sept énorme poils gris au menton ; une chanteuse de zarzuela spécialiste de la Alasciana, du maître Guerrerro. Mais celle qui se détachait le plus, c'était la mère d'Aurora, avec sa grosse chaussure, ses cernes violets, cette douce caresse qu'elle me donnait sur les joues et sur le front. Et surtout, son frère, le fascinant Juanito Dolç
Carvalho a une mémoire à la place du palais, comme certaines femmes leur sexe dans la gorge. D'où sa méfiance, depuis des années, de ce que propose la nouvelle cuisine, surtout la nouvelle cuisine qui prétend faire avaler au client du lézard mariné au caviar ou des macaroni à la cervelle de primate australien. La voie royale qui mène tout droit au cannibalisme et au bestialisme alimentaire de l'égout, rappelle-toi le siège de 70, quand les parisiens ont mangé tous les animaux du jardin des plantes et qu'il n'est pas resté un seul rat pour le raconter.