Critique de Alexis Lacroix pour le Magazine Littéraire
Avec la mort de Sartre, de Barthes et de Lacan, au tournant des années 1980, une époque se serait définitivement close, celle de la « vie avec la pensée ». La scène intellectuelle n'aurait fait qu'endurer une interminable agonie, égayée par les habiletés trompeuses de ceux que Dominique Lecourt nomme les« piètres penseurs ». La pensée, cette vita contemplativa dont Hannah Arendt assurait que, sans elle, la vita activa n'avait pas de valeur, serait tombée sous le joug du simulacre et de la répétition. Son histoire, désormais,bégaierait dans l'arène des polémiques biaisées et des joutes médiatiques spectaculaires,comme autant de miroitements illusoires sur les murs de la cité intellectuelle. Sans doute cette idée recèle-t-elle une part de vérité. Sans doute est-on aussi en droit d'affirmer,avec autant d'aplomb que Jean-Claude Milner dans un libelle incisif et enlevé, qu'il n'existe pas de vie intellectuelle en France (1). Les indices ne manquent pas, dans l'« actualité des idées », pour fortifier cette certitude crépusculaire.Le tour pris dans ce pays par la plupart des débats, ravalés au rang de pugilats manichéens et surpersonnalisés, semble refléter l'asphyxie de la réflexion. Une asphyxie qui a atteint des sommets avec la mise sur orbite du livre récent d'un penseur « au marteau », le philosophe Michel Onfray,qui se fait fort de déboulonner la statue de Freud. Si Le Crépuscule d'une idole, avant même sa parution fin avril, a donné lieu à l'une de ces empoignades médiatico-littéraires qui scandent désormais ce qu'il est convenu d'appeler la « vie intellectuelle » ; si la radicalité de la thèse défendue par Onfray a vu aussitôt se former deux « camps » compacts,celui de ses avocats et celui de ses détracteurs, également alignés sous la bannière de leur sainte colère, seuls quelques psychanalystes ont tenté d'échapper à cette fièvre binaire,en renvoyant dos à dos les provocations de l'essayiste nietzschéen et les cris d'orfraie de ses détracteurs. À tous, néanmoins,cette « controverse » laisse un goût amer. Les plus lucides y détectent un symptôme certain de la « dégradation de la pensée », selon la formule de René Major.Tout le sel de l'excellente enquête publiée ce mois-ci dans la revue Le Débat, sous l'égide de son directeur, Pierre Nora, et de son rédacteur en chef, Marcel Gauchet, est de contrebattre judicieusement ce pessimisme.En rappelant, d'abord, que la pensée, heureusement,n'est pas soluble dans les (faux)débats qui, sous couvert de la servir,l'anéantissent.Pour marquer les débuts de leur revue, à l'automne 1980, Marcel Gauchet et Pierre Nora avaient lancé une enquête auprès d'une vingtaine de jeunes auteurs jugés prometteurs car ils s'étaient déjà signalés à l'attention de leurs contemporains, de Régis Debray à Emmanuel Todd, d'Alain Finkielkraut à Blandine Kriegel, en leur demandant de répondre à une seule question : « De quoil'avenir intellectuel sera-t-il fait ? » Alors que Le Débat fête son trentième anniversaire, ses animateurs ont eu l'idée de recommencer l'expérience auprès d'une série de personnalitésq ui se sont, elles aussi, « déjà manifestées de façon significative », de l'écrivain Mara Goyet au philosophe Quentin Meillassoux. Parallèlement, ils ont demandé à ceux qu'ils avaient sollicités en 1980 de se relire et de fairepart, trente après, de leur réaction.Si le résultat de l'entreprise est captivant, ce n'est pas seulement parce qu'il livre un double portrait générationnel de l'intelligentsia hexagonale, c'est parce qu'il rappelle,à la lumière des trois décennies écoulées, que la pensée,dans ce pays, ne se réduit pas à l'encéphalogramme plat de ses joutes les plus visibles. « L'impression qui prévaut aujourd'hui est celle d'une dispersion, d'une atomisation de l'espace collectif de la réflexion, d'un effacement des formesdu paysage intellectuel, d'un investissement de chacun dans la voie qu'il a choisie », résument à juste titre les animateurs du Débat. Après Sartre, qu'ils qualifient de« dernier intellectuel à avoir assumé un rôle incarnateur et identificatoire », un cycle de la vie intellectuelle nationale s'est effectivement clos, « remplacé par un autre modèle intellectuel fondé sur une élaboration du savoir combiné avec des effets variés d'interventions pratiques - le moment des sciences humaines ». Mais, loin de congédier et de condamner la figure de l'intellectuel engagé, ce « moment »typique des seventies apparaît, après la lecture de ce recueil,comme ayant été une période de latence qui a non pas détruit, mais redéfini le rôle et la vocation de l'intellectuel.La fin des « grands récits », chère à Jean-François Lyotard,et des théodicées séculières, loin d'être une catastrophe,équivaut aussi, pour de nombreux participants de l'enquête,à une chance de nouer, enfin, avec le réel une relation plus féconde, dégagée de l'ossification doctrinale. Mara Goyetsalue ce dégrisement salutaire post-idéologique de l'intellectuel: « Pour ma part, ce qui semble se profiler me convient parfaitement. L'histoire ne nous passe plus les plats : c'est ànous de mettre du sens sans qu'il nous soit dicté par les événements.» S'ils enterrent avec elle les prestiges douteux du« confident de la Providence » et de sa volonté de puissance,d'autres philosophes, tels Alain Finkielkraut et BlandineKriegel, font entendre, chacun dans leur registre, souvent en consonance avec la mélancolie bougonne d'un Régis Debray,une anxiété sincère, un sentiment qui n'est aucunement assimilable à un déclinisme néoconservateur : si le premier regrette l'oubli de la leçon de l'antitotalitarisme, en notant qu'en 2010 notre présent est, hélas ! habité par le passé que le questionnaire de 1980 « croyait pouvoir ensevelir », la seconde s'alarme que, en trois décennies, le « Yalta des deux grandes puissances intellectuelles du XXe siècle », la révolution et la contre-révolution, n'ait pas desserré son étau sur l'espace public français. Le sociologue Gilles Lipovetsky, collaborateur du Débat depuis le premier jour, résume bien la tonalité dominante de l'enquête : « Il n'est pas vrai que nous soyons dans une espèce de post-histoire dominée par la non pensée: l'appétit de comprendre "qui nous sommes et où va t-on" n'est pas mort. »
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