Citations de Marsha Mehran (65)
Dans le livre de recettes qu’elle avait stocké dans sa tête, Marjan avait veillé à réserver une place de choix aux épices qu’elle mettait dans la soupe. Le cumin ajoutait au mélange le parfum d’un après-midi passé à faire l’amour, mais c’en était une autre qui produisait l’effet tantrique le plus spectaculaire sur l’innocent consommateurs de ce velouté : le « siah daneh » – l’amour en action- ou les graines de nigelle. Cette modeste petite gousse, quand on l’écrase dans un mortier avec un pilon, ou lorsqu’on la glisse dans des plats comme cette soupe de lentilles, dégage une énergie poivrée qui hibernent dans la rate des hommes. Libérée, elle brûle à jamais dans un désir sans limite et non partager pour un amant. la nigelle est une épice à la chaleur si puissante qu’elle ne doit pas être consommée par une femme enceinte, de peur qu’il ne déclenche un accouchement précoce.
Parce que, que cela vous plaise ou non, la vie continuera avec ou sans vous, elle fleurira toujours dans l'arrière-cour de quelqu'un d'autre pour apporter de la saveur à une autre soupe à la grenade.
C'est la grenade qui donne au "fesenjoon" ses caractéristiques prophylactiques. Pomme du péché originel et fruit d'un paradis perdu depuis longtemps, la grenade se cache sous une cosse pourpre qui ressemble à du cuir et dont on se servait à l'époque romaine comme moyen de protection. Cependant, une fois que l'heureux convive épluche cette peau amère, il découvre une juteuse chair grenat qui pétille dans la bouche comme les derniers abandons d'une étreinte sexuelle.
Avec du temps et un environnement réconfortant et chaleureux, tout devenait possible.
293. Bahar secoua la tête. - I| faudra autre chose qu'un peu de poésie pour m'impressionner. N'importe quel écolier connaît Rûmî. - Ah, mais tout ce qui est dans le cœur arrive sur la langue. N'est-ce pas ce que disaient les anciens Persans ? Bahar se tut, surprise par la connaissance qu'avait Julian des vieux proverbes. Elle inclina la tête dans l'autre sens, et son visage se froissa. Puis, subitement, sa mine renfrognée céda la place à un sourire détendu. Vous avez faim? demanda-t-elle. Vous voulez un petit-déjeuner? Fromage et barbari?
Pour certains, le curcuma était le safran du pauvre, mais pour Marjan, son rôle n'était pas simplement de donner au riz une teinte jaune. Cette épice, lorsqu'on la cuisinait avec la viande appropriée, apaisait les inflammations qu'on n'avait pas encore détectées et qui, laissées sans soin, pouvaient inaugurer une maladie.
Elle hocha silencieusement la tête, admettant une défaite qu’elle trouvait bienvenue parce que nécessaire. Bahar et Layla devraient trouver leur voie sans qu’elle soit constamment à leurs côtés. Car elle n’en pouvait plus, il fallait qu’elle apprenne à placer sa foi dans quelque chose de plus grand qu’elles trois. Elle devait simplement se contenter de croire, qu’à la fin tout s’arrangerait.
Bahar irait bien.
Layla irait bien.
Elle aussi irait bien.
La légèreté de sa reddition l’emporta jusqu’en haut des marches vers un après-midi de sommeil qui s’était longtemps fait attendre. Et derrière elle, pour la première fois de sa vie, la soupe à la grenade bouillait sur la cuisinière sans surveillance.
C'était drôle qu'elle se souvienne de les avoir entendus avant même de les voir, les teintes funèbres de cette tente pour femme qui allait par la suite devenir si courante, même dans les banlieues plus aisées du nord de la capitale. Tchador, tchador.
Le maussade baron de la bière grogna et cracha sur le trottoir craquelé au pied de la porte rouge de la boutique. C'était de la sorcellerie pure et simple, point barre. Aucun doute là- dessus.
À présent que la rose est fanée
Et le jardin ravagé,
Où trouverons-nous l'essence de la rose ?
Dans l'eau de rose.
- Rûmî
Elle posa un regard pensif sur la photo et soupira. Tu sais, cinquante ans, c'est un âge crucial pour une femme. Du jour au lendemain, tes hanches grossissent, ta peau a l'air fatiguée et si tu n'as pas de chance, ton mari ressemble à une aubergine que tu aurais envie de jeter au compost, pas de manger.
(..) Baba Pirooz récapitulait la longue lignée de jardiniers célèbres qui étaient nés sur le sol persan.
- Parmi eux, proférait-il après s'être raclé la gorge, Avicenne était le plus célèbre amoureux des plantes. Marjan Khanoum, sais-tu que ce sage médecin a été le premier homme à faire de l'eau de rose? Il a extrait l'huile de leurs doux pétales et mis en bouteille le précieux liquide pour que le monde entier puisse en profiter. Quel Persan, et quel homme ! s'exclamait le vieux jardinier en ne s'interrompant que le temps d'allumer le tabac parfumé à la fraise qu'il fumait dans une petite pipe bosselée.
Les fenêtres du café étaient ouvertes et la brise tiède qui soufflait depuis la baie de Clew charriait les effluves des " zulbia" à la cannelle et de la confiture de cerises qu'elles avaient préparé ce matin même. Les pieds de lilas et de jasmin persan qu'elle avait plantés avaient enfin pris racine et leurs fleurs s'épanouissaient dans deux grands pots qui se balançaient aux fenêtres. Les yeux de tigre du jasmin papillonnaient avec séduction sous le doux zéphyr. En fermant les siens, Marjan pouvait quasiment imaginer qu'elle était de retour dans les jardins de son enfance, dans le nord de Téhéran.
Malachy savait que l'avenir lui réservait quelque chose de plus grand que des nuits à cracher sa nicotine et sa misère dans l'un des pubs de son père. Il allait surprendre Orion dans le ciel d'un désert de l'Arizona et regarder Cassiopée danser au- dessus d'un fjord norvégien.
Bahar et Layla mirent de côté leurs pensées pour examiner le fantastique butin de goûts et de couleurs autour d'elles. La nourriture délicieuse et les pièces douillettes témoignaient vraiment de leurs efforts, un grand exploit réalisé en quelques jours à peine.
Oui, elles avaient fait du chemin. Un long chemin, vraiment.
Cela avait aussi ouvert un flot de souvenirs chez Marjan. Inutile de le nier, elle avait déjà connu ça, comme toutes les autres ; les blessures de la jeune femme étaient bien trop semblables aux marques du bâton qui avait causé tant de souffrances à Bahar. Mais contrairement à aujourd'hui et au calme du Mayo General Hospital où les infirmières ne parlaient qu'en murmurant, Bahar n'avait pas été soignée après l'agression qui l'avait mise à mal. Elle avait simplement appliqué sur ses plaies une pâte à base de pommes de terre râpées et de feuilles de menthe, une recette de leur grand-mère Firoozeh. Elle s'était débrouillée toute seule et avait gardé le secret pendant quatre mois,sans jamais demander de l'aide à Marjan.
En cet automne 1978, il ne leur avait fallu qu'une semaine pour atteindre la frontière avec le Pakistan, mais en arrivant dans le camp de réfugiés de la Croix Rouge à Quetta, elles avaient l'impression qu'une vie entière s'était écoulée.
370. Respectant I'étiquette persane qui veut qu'on place les plats principaux au centre du sofreh, elle disposait le chelow au safran (avec un tadig croustillant), le bol de ragoût ou la soupe du jour, et les pains lavash ou barbari. Elle entourait les plats principaux de petites assiettes de torshi, de carottes et de concombres marinés, ainsi que d'une sauce au yaourt et de feta avec son herbe aromatique préférée : la menthe citronnée balsamique.
Les robes sombres des bonnes sœurs avaient ressuscité d'inattendus fantômes, des souvenirs dont elle avait espéré qu’ils étaient morts et enterrés.
Ces fantômes étaient ressortis de leurs tombes macabres quand elle regardait ailleurs, en ce jour de printemps de 1978 où on l’avait relâchée du centre de détention de Gohid.
D'épaisses épines se recourbaient sous les pétales comme de bons chaperons surveillant des écolières virginales mais néanmoins soumises au joug de leurs hormones.