Citations de Maurice Leblanc (813)
Il y eut un moment d’effarement. Le juge d’instruction, stupéfait, tâchait de comprendre. Soudain, il sursauta, frappé d’un coup de lumière.
— Qu’on amène le chauffeur qui nous a conduits ce matin !
Le brigadier de gendarmerie et son subordonné coururent en hâte vers les écuries. Au bout de quelques minutes, le brigadier revenait seul.
— Le chauffeur ?
— Il s’est fait servir à la cuisine, il a déjeuné, et puis…
— Et puis ?
— Il a filé.
— Avec sa voiture ?
— Non. Sous prétexte d’aller voir un de ses parents à Ouville, il a emprunté la bicyclette du palefrenier. Voici son chapeau et son paletot.
— Mais il n’est pas parti tête nue ?
— Il a tiré de sa poche une casquette et il l’a mise.
— Une casquette ?
— Oui, en cuir jaune, paraît-il.
— En cuir jaune ? Mais non, puisque la voilà.
— En effet, Monsieur le juge d’instruction, mais la sienne est pareille.
— Quelle sorte de voiture ?
— Un coupé à quatre places.
— Et quel jour était-ce ?
— Quel jour ? Mais ce matin.
— Ce matin ? Qu’est-ce que vous me chantez là ?
— La casquette a été achetée ce matin.
— Mais c’est impossible, puisqu’elle a été trouvée cette nuit dans le parc. Pour cela il fallait qu’elle y fût, et par conséquent qu’elle eût été achetée auparavant.
— Ce matin. Le chapelier me l’a dit.
Il était tard. M. de Gesvres pria les magistrats à déjeuner ainsi que les deux journalistes. On mangea silencieusement, puis M. Filleul retourna dans le salon où il interrogea les domestiques. Mais le trot d’un cheval résonna du côté de la cour, et, un instant après, le gendarme que l’on avait envoyé à Dieppe, entra :
— Eh bien ! vous avez vu le chapelier ? s’écria le juge, impatient d’obtenir enfin un renseignement.
— La casquette a été vendue à un chauffeur.
— Un chauffeur !
— Oui, un chauffeur qui s’est arrêté avec sa voiture devant le magasin et qui a demandé si on pouvait lui fournir, pour l’un de ses clients, une casquette de chauffeur en cuir jaune. Il restait celle-là. Il a payé sans même s’occuper de la pointure, et il est parti. Il était très pressé.
— Enfin, quoi, il faut pourtant bien qu’il soit quelque part ! Dehors ou dedans, nous n’avons pas le choix !
— Il est ici, dirent les domestiques avec obstination.
Le juge haussa les épaules et s’en retourna vers le château, assez morose. Décidément l’affaire s’annonçait mal. Un vol où rien n’était volé, un prisonnier invisible, il n’y avait pas de quoi se réjouir.
L’inspection aboutissait à la petite porte qui servait d’entrée aux visiteurs des ruines. Elle donnait sur un chemin creux resserré entre l’enceinte et un bois-taillis où se voyaient des carrières abandonnées. M. Filleul se pencha : la poussière du chemin présentait des marques de pneumatiques, à bandages antidérapants. De fait, Raymonde et Victor avaient cru entendre, après le coup de fusil, le halètement d’une auto. Le juge d’instruction insinua :
— Le blessé aura rejoint ses complices.
— Impossible ! s’écria Victor. J’étais là, alors que Mademoiselle et Albert l’apercevaient encore.
Mais alors, comment le blessé aurait-il pu échapper aux regards de la jeune fille, de Victor et d’Albert ? Quelques fourrés, que les domestiques et les gendarmes avaient battus, quelques pierres tombales sous lesquelles on avait exploré, et c’était tout.
Tout de suite, dans l’herbe foulée, on nota le passage du fugitif. À deux endroits, des traces de sang noirci, presque desséché, furent observées. Après le tournant de l’arcade, qui marquait l’extrémité du cloître, il n’y avait plus rien, la nature du sol, tapissé d’aiguilles de pin, ne se prêtant plus à l’empreinte d’un corps.
Le champ des investigations », selon le mot du substitut, se limitait à l’espace compris entre le château, la pelouse de droite, et l’angle formé par le mur de gauche et par le mur opposé au château ; c’est-à-dire un quadrilatère d’environ cent mètres de côté, où surgissaient çà et là les ruines d’Ambrumésy, le monastère si célèbre au Moyen Âge.
Le substitut du procureur s’écria, d’un ton narquois :
— Le champ des investigations est étroit, il n’y a qu’à continuer les recherches commencées depuis quatre heures.
— Peut-être serons-nous plus heureux.
M. Filleul prit sur la cheminée la casquette en cuir, l’examina, et, appelant le brigadier de gendarmerie, lui dit à part :
— Brigadier, envoyez immédiatement un de vos hommes à Dieppe, chez le chapelier Maigret, et que M. Maigret nous dise, si possible, à qui fut vendue cette casquette.
Le juge d’instruction se fit ouvrir par le jardinier, qui en avait la clef, la Chapelle-Dieu, véritable bijou de sculpture que le temps et les révolutions avaient respecté, et qui fut toujours considérée, avec les fines ciselures de son porche et le menu peuple de ses statuettes, comme une des merveilles du style gothique normand. La chapelle, très simple à l’intérieur, sans autre ornement que son autel de marbre, n’offrait aucun refuge. D’ailleurs, il eût fallu s’y introduire. Par quel moyen ?
Un homme en effet s’éloignait d’un pas rapide. Il portait sous le bras un objet d’assez grandes dimensions dont elles ne purent discerner la nature, et qui, en ballottant contre sa jambe, contrariait sa marche. Elles le virent qui passait près de l’ancienne chapelle et qui se dirigeait vers une petite porte dont le mur était percé. Cette porte devait être ouverte, car l’homme disparut subitement, et elles n’entendirent point le grincement habituel des gonds.
— Il venait du salon, murmura Suzanne.
— Non, l’escalier et le vestibule l’auraient conduit bien plus à gauche… À moins que…
Une même idée les secoua. Elles se penchèrent. Au-dessous d’elles, une échelle était dressée contre la façade et s’appuyait au premier étage.
Elles hésitaient, ne sachant à quoi se résoudre. Appeler ? Crier au secours ? Elles n’osaient, tellement le bruit même de leur voix leur semblait redoutable. Mais Suzanne qui s’était approchée de la fenêtre étouffa un cri.
— Regarde… un homme près du bassin.
— Raymonde… Raymonde…
Une voix faible comme un souffle l’appelait de la chambre voisine dont la porte n’avait pas été fermée. Elle s’y rendait à tâtons, lorsque Suzanne, sa cousine, sortit de cette chambre et s’effondra dans ses bras.
— Raymonde… c’est toi ?… tu as entendu ?…
— Oui… tu ne dors donc pas ?
— Je suppose que c’est le chien qui m’a réveillée… il y a longtemps… Mais il n’aboie plus. Quelle heure peut-il être ?
— Quatre heures environ.
— Écoute… On marche dans le salon.
— Il n’y a pas de danger, ton père est là, Suzanne.
— Mais il y a du danger pour lui. Il couche à côté du petit salon.
— M. Daval est là aussi…
— À l’autre bout du château… Comment veux-tu qu’il entende ?
Et soudain, le même bruit… C’était vers sa gauche et au-dessous de l’étage qu’elle habitait, par conséquent dans les salons qui occupaient l’aile occidentale du château.
Bien que vaillante et forte, la jeune fille sentit l’angoisse de la peur. Elle passa ses vêtements de nuit et prit les allumettes.
Doucement elle se leva. Sa fenêtre était entrouverte, elle en écarta les battants. La clarté de la lune reposait sur un calme paysage de pelouses et de bosquets où les ruines éparses de l’ancienne abbaye se découpaient en silhouettes tragiques, colonnes tronquées, ogives incomplètes, ébauches de portiques et lambeaux d’arcs-boutants. Un peu d’air flottait à la surface des choses, glissant à travers les rameaux nus et immobiles des arbres, mais agitant les petites feuilles naissantes des massifs.
Raymonde prêta l’oreille. De nouveau et par deux fois le bruit se fit entendre, assez net pour qu’on pût le détacher de tous les bruits confus qui formaient le grand silence nocturne, mais si faible qu’elle n’aurait su dire s’il était proche ou lointain, s’il se produisait entre les murs du vaste château, ou dehors, parmi les retraites ténébreuses du parc.
Il y a des actes qu'on accomplit avec plus d'enthousiasme quand on les accomplis sous les yeux de certaines personnes. Il semble que ces actes, bien naturels cependant, prennent une allure d'exploits, et qu'ils vous aideront à gagner l'estime et l'affection de ceux qui vous voient agir.
Il n'y a pas de limite à mon désir de vous plaire.
Il faisait justement partie du groupe d'admirateurs qui entourait miss Nelly, lorsqu'elle m'interrogea. Nous étions sur le pont, agréablement installés dans des rocking-chairs. L'orage de la veille avait éclairci le ciel. L'heure était délicieuse.
— Je ne sais rien de précis, mademoiselle, lui répondis-je, mais est-il impossible de conduire nous-mêmes notre enquête, tout aussi bien que le ferait le vieux Ganimard, l'ennemi personnel d'Arsène Lupin ?
— Oh ! oh ! vous vous avancez beaucoup !
— En quoi donc ? Le problème est-il si compliqué ?
— Très compliqué.
— C'est que vous oubliez les éléments que nous avons pour le résoudre.
— Quels éléments ?
Un seul rival peut-être m'eût inquiété, un assez beau garçon, élégant, réservé, dont elle paraissait quelquefois préférer l'humeur taciturne à mes façons plus « en dehors » de Parisien.