Citations de Nastassja Martin (224)
La première chose à dénouer, avant le pourquoi de ma fuite hors de la forêt cet été-là, c’est le comment de ma fuite hors de mon propre monde vers la forêt, quelques années en arrière. Une pensée assez triviale me trotte dans la tête depuis longtemps : personne n’a écouté Antonin Artaud qui pourtant avait raison. Il faut sortir de l’aliénation que produit notre civilisation. Mais la drogue, l’alcool, la mélancolie et in fine la folie et/ou la mort ne sont pas une solution, il faut trouver autre chose. C’est ce que j’ai cherché dans les forêts du Nord, ce que je n’ai que partiellement trouvé, ce que je continue de traquer.
(…)
Combien de psychologues me prendraient pour une folle, si je leur disais que je suis affectée par ce qui se passe hors de moi ? Que l’accélération du désastre me pétrifie ? Que j’ai l’impression de ne plus avoir prise sur rien ? Ah, voilà donc la raison qui vous pousse à vous accrocher aux montagnes ! Oui, et là où ça devient grave, c’est que même la montagne s’effondre. Faute de cohésion, à cause de la glace qui fond, faute à la canicule. Les prises cassent, les rochers tombent, voilà la réalité.
(...)
Cela aurait été si simple, si mon trouble intérieur se résumait à une problématique familiale irrésolue, à mon père disparu trop tôt, aux attentes insatisfaites de ma mère. Je pourrais dès lors « résoudre » ma dépression. Mais non. Mon problème, c’est que mon problème n’appartient pas qu’à moi. Que la mélancolie qui s’exprime dans mon corps vient du monde. Je crois que oui, il est possible de devenir « le vent qui souffle à travers nous », comme disait Lowry. Et qu’il est commun de ne pas en revenir, comme lui, comme tant d’autres. J’ai rejoint les Êvènes d’Icha et j’ai vécu dans la forêt avec eux pour une raison bien en deçà de celle d’une recherche comparative. J’ai compris une chose : le monde s’effondre simultanément de partout, malgré les apparences. Ce qu’il y a à Tvaïan, c’est qu’on vit consciemment dans ses ruines.
Que fais-je d’autre qu’oser un pas de côté pour mieux voir, voir les signes qui puisent en moi et qui annoncent l’Époque, ses contradictions, sa fureur, sa tragédie et son impossible reproduction ?
Chaque homme dans sa nuit s'en va vers sa lumière.
L'enfant possède une chose que l'adulte cherche désespérément tout au long de son existence : un refuge. Ce sont les parois de l'utérus avec tous les nutriments affluant quotidiennement qu'il faut parfois arriver à reconstruire autour de soi. J'ai l'étrange impression que lorsqu’on échoue, le monde cherche à nous y remettre par un coup du sort, quelque chose du dehors nous rappelle à la vie intérieure en nous enfermant dans un huis clos a priori lugubre, mais en réalité salvateur.
Petite, je voulais vivre parce qu'il y avait les fauves, les chevaux et l'appel de la forêt ; les grandes étendues, les hautes montagnes et la mer déchaînée ; les acrobates, les funambules et les conteurs d'histoire.
Je crois qu'enfants nous héritons des territoires qu'il nous faudra conquérir tout au long de notre vie.
Je veux du sombre, une grotte, un refuge, je veux des bougies, la nuit, des lumières douces et tamisées, du froid dehors, du chaud dedans et des peaux d’animaux pour calfeutrer les murs.
Chaque homme dans sa nuit s’en va vers sa lumière. Il rouvre les yeux.
Je veux du sombre, une grotte, un refuge, je veux des bougies, la nuit, des lumières douces et tamisées, du froid dehors, du chaud dedans et des peaux d'animaux pour calfeutrer les murs.
Je ne rentre pas chez moi, je fuis les bois, je pars en montagne. Quelque chose cloche, quelque chose d'essentiel. Lui le sait, le sent. Je le revois me donner la griffe au moment de partir. Tu sais que tu es mathuka, je ne t'apprends rien. Prends-la avec toi quand tu marcheras là-haut. Je t'entends me rappeler mes discussions pendant mes délires fiévreux, et me mettre en garde contre l'esprit de l'ours, qui me suit, qui m'attend, qui me connaît. Pourtant il ne me retient pas. Il ne fait pas un geste pour m'empêcher de monter aux volcans.
Maman, je dois redevenir matukha qui descend dans sa tanière pour passer l'hiver et reprendre ses forces vitales. Et puis, il y a des mystères que je n'ai pas fini de comprendre. J'ai besoin de retourner auprès de ceux qui connaissent les mystères d'ours ; qui leur parlent encore dans leurs rêves ; qui savent que rien n'arrive par hasard et que les trajectoires de vies se croisent toujours pour des raisons bien précises.
Je ne rentre pas chez moi, je fuis les bois, je pars en montagne. Quelque chose cloche, quelque chose d'essentiel. Lui le sait, le sent. Je le revois me donner la griffe au moment de partir. Tu sais que tu es mathuka, je ne t'apprends rien. Prends-la avec toi quand tu marcheras là-haut. Je t'entends me rappeler mes discussions pendant mes délires fiévreux, et me mettre en garde contre l'esprit de l'ours, qui me suit, qui m'attend, qui me connaît. Pourtant il ne me retient pas. Il ne fait pas un geste pour m'empêcher de monter aux volcans. Et c'est bien ce que Daria lui reproche. Qu'il sache, pour moi, pour l'ours, et qu'il ne fasse rien. Qu'il n'ait jamais rien fait, rien dit ; ou plutôt : qu'il ait tout dit à un fauve qui par défi courait de toute manière vers sa perte, au-devant de mon initiation, et qu'il faudrait l'intervention d'un miracle pour qu'elle y survive. Non, rien n'est sa faute. Ce qu'il a fait : il a guidé mes pas pour que j'aille au-devant de mon rêve.
Il n'a pas voulu te tuer, il a voulu te marquer. Maintenant tu es miedka, celle qui vit entre les mondes.
Pour continuer à vivre, il ne faut pas penser aux mauvaises choses. Il n'y a que l'amour qu'il faille rappeler à nous.
L'odeur, le lino, les couleurs, les uniformes, les tickets d'attente au guichet d'accueil, tout me révulse.
La porte est là toute proche, la lumière inonde mon brancard, le premier visage qui m’accueille au jour est celui d'Andrei. Je voudrais le serrer dans mes bras pleurer lui raconter toute l'histoire mais déjà les infirmiers m'emportent loin de ces yeux, de ce regard enfin bienveillant, le regard d'un ami.
Pour continuer à vivre, il ne faut pas penser aux mauvaises choses. Il n'y a que l'amour qu'il faille nous rappeler à nous.
Je pense à l'ours. S'il est vivant, au moins vit-il sa vie d'ours sans toute cette violence symbolique et concrète dont je fais les frais. Enfin, qui sait ? Peut-être que le peuple des ours a lui aussi ses procédures de mises au ban, ses manières de marginaliser les outsiders, d'écarter ceux qui ne sont plus conformes.
Les humains ont une curieuse manière de s'accrocher à la souffrance des autres telles des huîtres à leurs rochers.
« Je dis qu'il y a quelque chose d'invisible, qui pousse nos vies vers l'inattendu. » (p. 67)