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Quand vous écrirez le récit de votre vie, faudra-t-il tout dire ? Pas forcément. Savez-vous quelle grande romancière a écrit son autobiographie sans le moindre épanchement ?
« Les mots de la tribu » de Natalia Ginzburg, c'est à lire chez Grasset.
Nous sommes cinq frères et sœurs. Nous n’habitons pas la même ville, certains d’entre nous résident à l’étranger: et nous ne nous écrivons pas souvent. Il arrive que, quand nous nous rencontrons, que nous nous montrions, les uns envers les autres, indifférents ou distraits. Mais il suffit, entre nous, d’un mot. Il suffit d’un mot, d’une phrase; une de ces phrases maintes fois entendues et répétées dans notre enfance. Il nous suffit de dire « Nous ne sommes pas venus à Bergame pour rigoler » ou « De quoi qu’ ça pue l’acide sulfurique ? » pour retrouver tout à coup nos ancien rapports, notre enfance et notre jeunesse, indissolublement liées à ces phrases, à ces paroles. L’une quelconque de ces phrases ou de ces paroles nous permettrait de nous reconnaître dans l’obscurité d’une grotte, au milieu de milliers de personnes. Ces phrases sont notre latin même, le vocabulaire de nos jours, elles sont comme les hiéroglyphes des Égyptiens ou des Assyro-babyloniens, le témoignage d’un noyau vital qui a cessé d’être mais survit dans ses textes, sauvés de la fureur des eaux et de la corrosion du temps. Ces phrases constituent le fondement de notre unité, une unité qui subsistera jusqu’à notre mort, qui se recréera et ressuscitera dans les endroits les plus divers de la terre, quand l’un de nous dira :
- Illustre monsieur Lipmann, et que, sur-le-champ, résonnera à notre
oreille la voix impatientée de mon père :
- Finissez-en avec cette histoire ! Je l’ai entendue des centaines de fois !
En seconde année de collège, je découvris la tristesse, et dès lors je ne cessai de me bercer dans une kyrielle de poèmes tristes. Lire des poèmes tristes ou en écrire, ou murmurer en solitaire les miens et ceux d'autrui, ou encore recopier mes poèmes sur un cahier dans une belle écriture me semblait être le seul moyen non pas de se libérer de la mélancolie, mais de l'utiliser. Dans mes poèmes, je parlais de lettres déchirées et d'amours mortes. En vérité, mon seul amour mort était celui pour Lucio qui, détestant écrire, ne m'avait jamais écrit de lettre de sa vie. (page 191, Lune palisse, août 1976)
Ma mère, elle, était optimiste de caractère et elle attendait quelque magnifique coup de scène. Elle s'attendait à ce qu' "on renversât", un beau jour, Mussolini.
Ma mère sortait le matin, en disant :
- Je vais voir si le fascisme tient toujours debout. Je vais voir si l'on a renversé Mussolini.
Elle recueillait des allusions et des racontars dans les magasins et elle en tirait de réconfortants auspices. A table, elle disait à mon père:
- Il y a du mécontentement dans l'air. Les gens n'en peuvent plus.
- Qui te l'a dit? hurlait mon père.
- C'est mon marchand de légumes qui me l'a dit, répondait ma mère.
Mon métier est d'écrire des histoires, des choses inventées ou des choses de ma vie dont je me souviens, mais, en tout cas, des histoires, des choses où n'entre pas la culture, mais seulement la mémoire et la fantaisie. C'est cela mon métier, et je le ferai jusqu'à la mort. Je suis très contente de ce métier, et je n'en changerai pour rien au monde ; j'ai compris, il y a très longtemps, que c'est cela mon métier.
Mon métier, p. 68
En ce qui concerne l'éducation des enfants, je pense qu'on doit leur enseigner non pas les petites vertus, mais les grandes. Non pas l'épargne, mais la générosité et l'indifférence à l'argent ; non pas la prudence, mais le courage et le mépris du danger ; non pas l'astuce mais la franchise et l'amour de la vérité ; non pas la diplomatie, mais l'amour du prochain et le sacrifice ; non pas le désir du succès, mais le désir d'exister et de savoir.
(Les petites vertus)
Raconter le vrai c'est comme circuler au milieu d'une horde de tigres.
L'Angleterre est belle et mélancolique. À vrai dire je ne connais pas beaucoup de pays ; mais j'ai comme une idée que l'Angleterre est le pays le plus mélancolique du monde.
C'est un pays hautement civilisé où se trouvent résolus, avec une grande sagesse, les problèmes de la vie, comme la maladie, la vieillesse, le chômage, et les impôts.
C'est un pays qui sait avoir, je crois, un bon gouvernement, et l'on s'en aperçoit dans les petits détails de la vie quotidienne.
C'est un pays où règne le plus grand respect et la plus grande volonté de respect de son prochain.
C'est un pays qui s'est toujours montré prêt à accueillir les étrangers, les populations les plus diverses, et, je crois, sans les opprimer.
C'est un pays où l'on sait construire les maisons. Le désir de l'homme de jouir d'une petite maison, pour lui seul et pour sa famille, avec un jardin qu'il peut lui-même cultiver, est considéré comme un désir légitime, et les villes sont donc composées de cette sorte de petites maisons.
Même les maisons les plus modestes peuvent avoir, à l'extérieur, un aspect plaisant.
Éloge et complainte de l'Angleterre - écrit à Londres au printemps 1961 et publié dans le Mondo - p. 31
Le portrait de la mère était accroché dans la salle à manger : une dame assise avec un chapeau à plumes et un long visage effaré. Elle avait toujours été de santé fragile, elle souffrait de vertiges et de palpitations. Et puis, quatre enfants, c'était trop pour elle : elle était morte peu après la naissance d'Anna.
Ils allaient parfois au cimetière, Anna, Giustino et Madame Maria. Mais pas Concettina : le dimanche, elle ne mettait pas le nez dehors, elle détestait cette journée-là ; vêtue de ce qu'elle avait de plus laid, elle restait enfermée dans sa chambre, à repriser les bas. Ippolito, lui, devait tenir compagnie au père.
Au cimetière, Madame Maria priait. Mais pas les deux enfants, car le père disait toujours qu'il est inutile de prier. Peut-être que Dieu existe, mais pas besoin de le prier, il est Dieu et il sait comment vont les choses.
Le Dément dans sa clinique, avait un fou qui se prenait pour Dieu. Chaque matin, le Dément lui disait:
- Bonjour, illustre monsieur Lipmann.
Et le fou répondait alors :
- Illustre, peut-être bien, mais Lipmann, sûrement pas.
Par la suite, j'ai à nouveau lu et aimé d'autres romans, car les romans vrais ont cette faculté prodigieuse de nous restituer l'amour de la vie et la sensation concrète de ce que nous voulons d'elle. Les romans vrais ont le pouvoir de nous débarrasser de la lâcheté, de la torpeur et de la soumission aux opinions collectives, aux contagions et aux cauchemars que nous respirons dans l'air. Les romans vrais ont le pouvoir de nous transporter d'un coup au coeur du vrai. (page 66, Cent ans de solitude)