Citations de Pascal Bruckner (612)
Cet homme fuyait comme de l'eau entre les doigts. Les premiers mois, j'avais endossé le rôle d'une Messaline insatiable afin de correspondre à son fantasme, au stéréotype de la femme libérée, j'avais simulé le mépris du couple et des engagements durables. Maintenant j'étais fatiguée. Je n'étais pas faite pour la libre circulation des corps, voilà la vérité et tant pis si elle n'était pas glorieuse. Ma perversion à moi, c'est d'être pathologiquement normale. Après tout le pire des clichés en amour n'est-il pas de vouloir échapper aux clichés ?
Je n'avais jamais affronté aucun péril sinon celui de vivre qui suffisait à m'effrayer.
On aime quelques femmes dont le charme et la beauté se confondent avec la féminité.
L’erreur de la plupart des auteurs est de croire le progrès fait seulement d’études et de patientes lectures, alors qu’il est fonction de ruptures et de scandales. Pour être fécondés, nous avons besoin d’être dérangés.
Être libertin dans une société chaste ou chaste dans une société libertine engendre des contrastes féconds.
Le pays des épices culinaires et spirituelles devrait garder mon esprit en état d’éveil permanent.
Je me sépare des hommes mais c’est pour mieux les réunir.
En Inde, le scandale est la même chose que la perception. Voir c’est s’indigner. Les photos mentent qui ne peuvent rendre le sordide où l’on baigne en permanence.
Puisqu’on ne pouvait chasser la misère, il fallait que les miséreux cessent de contribuer à l’existence. Je dis bien les miséreux et non les pauvres : ceux-ci travaillent, produisent, fertilisent alors que les premiers parasitent le corps social, oublient leurs traditions et sombrent dans la marginalité.
On peut être intoxiqué par une mauvaise fréquentation aussi dangereusement que par des bacilles tuberculeux. Partout l’impureté menace.
Avec les mendiants le dédain est un impératif vital. Un simple coup d’œil et c’est fini ; ils prennent cela pour un encouragement.
La plus grande industrie des Indiens est la fabrication des dieux. Ils en ont quasiment le monopole. Il y a autant de messies en Inde que de variétés de fromages en France. Et puis la faim donne au plus simple balayeur la pâleur fiévreuse d’un prophète.
Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?
Le bureaucrate a pour politique de ne jamais regarder en face la personne qui lui tend ses papiers. Echanger un regard reviendrait à reconnaître devant soi un être humain.
Il s’arrêtait toutes les heures dans un café tant il était déshydraté. Par curiosité, il acheta un journal, cela faisait deux ans qu’il n’en ouvrait aucun. Il retrouva les mêmes noms, les mêmes visages, les mêmes conflits et idées ressassées. Le monde n’avait pas changé. Il pouvait replonger dans un coma de dix ans, rien ne bougerait.
Un étrange spectacle l’attendait. Un vaste caravansérail de marginaux se dressait sur les quais, au pied des arbres et des bosquets, autour de braseros, de feux de bois improvisés. Ils étaient là, les barjots, les foutraques, les béquillards, les culs-de-jatte, les vide-goussets, toute la lie de la capitale.
Paris, l’été, est un décor de théâtre déserté. Si un conquérant voulait s’emparer de la capitale, il lui suffirait de masser des troupes le 1er août porte d’Orléans et porte de la Chapelle et d’entrer tranquillement dans une ville morte.
Quand les médecins déshabillèrent Antonin et qu’ils l’eurent pelé tel un oignon, ôtant avec des pinces les guenilles qui le composaient, prenant soin de ne pas arracher un lambeau d’épiderme avec un maillot ou une chaussette, ils découvrirent un écorché vif à la peau constellée de crevasses, de ravines. Ses cheveux épais et longs étaient colonisés par les poux si nombreux qu’ils se gênaient les uns les autres. Il dégageait une telle odeur de putréfaction que les soignants durent endosser un masque. D’autres corpuscules avaient élu domicile dans ses parties pileuses, morpions sous les aisselles et dans les plis de l’aine, puces sur ses jambes, gale sur le torse. Le pubis avait été nettoyé sous les mandibules de ces petites bêtes qui avaient tondu les poils. Son grand corps n’était qu’une plaie grouillante de vers, de crabes miniatures : toute cette poussière vivait sur sa carcasse, créait un mouvement brownien de coléoptères, asticots et autres phénomènes à poils, pinces et crocs. Les médecins furent saisis par cette pullulation et prirent des dizaines de clichés avant d’entamer les soins.
Assez vite, les émanations putrides le découragèrent : il avait l’impression de barboter dans la fosse d’aisances des Parisiens. Affolé par ce labyrinthe, il ressortit au grand air par le pont de l’Alma, ouvert aux visiteurs, et se faufila entre deux groupes. Il fut recraché par l’intestin gigantesque de Paris comme ce qu’il était : une excrétion nauséabonde. Il était devenu un être hirsute, fétide, laissant derrière lui une odeur de cadavre.
La prison aurait pu le sauver, la remise en liberté l’acheva.