Les romans nous feront toujours vivre d'autres vies que les nôtres. Où peut-on rencontrer aussi librement une petite fille qui chasse ses idées noires grâce à une moustache ? Un homme foudroyé par Vénus au parapluie dans un Paris rêvé ? Une violoncelliste à la recherche de ses origines ? Une nageuse si puissante que même la mort ne parvient pas à rattraper ? Une avocate Amazone face aux inégalités de son pays ? Chacune de nos plumes de la rentrée littéraire 2023 a façonné un lieu unique qui nous invite à les rejoindre au coeur des Caraïbes, dans la forêt amazonienne ou dans les rues de Paris. En découvrant leurs textes, vous aurez rendez-vous avec le monde ; le monde intime ou le grand dehors, la réalité crue ou le rêve qu'elle nous inspire. En septembre 2023, vous lirez chez Buchet/Chastel les mots d'Adèle Fugère, Thibaud Gaudry et Renaud Meyer en littérature française. Les voix étrangères viendront du Brésil avec PatrÍcia Melo et des États-Unis avec Charmaine Wilkerson. Nous vous souhaitons un agréable voyage, Pascale Gautier et Maÿlis de Lajugie
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- "C'est bien Lucette ?
- Oui." Elle harponne le téléphone, qui, tétanisé, se laisse faire. "Et vous ?
- C'est Maguy ! Vous ne me reconnaissez pas ?
- Si, si, Maguy...
- Maguy, la soeur de Mauricette !
- Oui oui, dit-elle sans savoir et en collant le combiné contre son oreille.
- Est-ce que vous savez que bientôt on sera neuf milliards d'humains sur la planète ?
- Non ?! Neuf milliards, vous dites ?
- Neuf ! Ils l'ont dit ce matin à la télé.
- Et alors ?
- Ça vous inquiète pas, neuf milliards ? Comment elle va faire, la terre ?
- C'est pas pour demain, Maguy, ne nous affolons pas !
- Et les vieux ! Ils ont dit à la télé ce matin qu'il y en avait trop, qu'on ne savait plus quoi en faire et qu'ils vivaient trop longtemps !
- C'est pas faux d'un certain côté !
- Mais j'ai pas envie qu'on m'euthanasie !
Il est grand, beau et fort. Il résiste, lui. Il n'est pas comme tous ces vieux. Il a toujours fait attention à lui avant de faire attention aux autres. C'est la clef de la réussite.
Nicole aime le beau temps. Elle trouve que même les cons quand le soleil brille c'est plus facile à supporter.
Chacun a pondu son énorme caca de béton pour jouir de son statut de propriétaire. Tout est moche. C'est une révélation. Tout pue. Devant chaque portail un énorme 4x4 noir stationne. Signe de puissance et de virilité. Le corbillard est à la mode, de nos jours.
Après la mort de Gilbert, elle a du mal à aller dans le jardin. Le tuyau d'arrosage, l'arrosoir, la pioche, les objets aiguisent la douleur. Pourquoi est-elle encore là, elle ? Elle serait bien partie avant lui. Ou plutôt, elle serait bien partie avec lui.

En reprenant l'arrosoir et la pioche, c'est comme si une digue intérieure s'était brisée. Seule dans le jardin, c'est toute l'horreur de la mort de Gilbert qui lui sautait soudain à la figure. Elle a acheté des fleurs, uniquement. Et des fleurs bleues uniquement. C'est sa couleur préférée. Après les premières terribles semaines, une sorte de sérénité s'empare d'elle. Un soir, elle réussit même à installer la table du jardin, à s'asseoir et à boire un verre de sherry. Son travail est récompensé. Le tour de la maison devient bleu. Elle se souvient de ce jour-là. Les fleurs sont plus reposantes que les êtres humains. Elles vous demandent beaucoup et vous donnent parfois ce que vous attendez. Le jardin est irréel. Les fleurs sont admirables et supérieures à ce que nous sommes, pauvres créatures. Elle s'est assise au milieu du bleu, quand elle sent une présence et sursaute. Près du pommier se tient Gilbert. Elle se pince trois fois. Frotte ses yeux. Gilbert est toujours là. Elle se lève et s'approche. Il la regarde. Elle voit bien qu'il n'est pas de ce monde. Sa peau est grise bizarre pas normal de crocodile. Mais c'est bien lui, souriant, qui la regarde le regarder. Elle n'a même pas peur. Elle sent une déchirure dans sa poitrine, et puis son sang se met à turbiner dans ses artères. Comme un moteur qui se remettrait en marche après des années d'arrêt. Elle sent une grande chaleur et se transforme en volcan. Elle lui parle. Les mots sortent de sa bouche comme une lave précieuse. Elle ne sait pas ce qu'elle lui dit. Elle fixe le visage de Gilbert. Il hoche la tête et lui sourit. Puis il lui montre les fleurs et elle comprend qu'il est heureux. Elle promet de s'occuper chaque jour de leur jardin. Il la fixe longuement, lui tend la main. Elle n'ose pas la saisir. Il hausse les épaules disparaît brutalement. Elle est paralysée et n'arrive pas à s'éloigner du pommier. Autour d'elle, la terre repose dans sa splendeur livide.
Aujourd’hui est le jour du Scrabble de Mme Rousse et de Régine Daspet.
(…)
– SPERME.
– Régine !
– C’est un mot comme un autre, non ?
– Quand même !
– Ne faites pas la fine bouche, madame Rousse ! Ne faites pas votre Rouby !
– Ah ! Ah ! ah ! Rouby Gnôle ! ah ! ah !
– Madame Rousse !
– Elle est comment, cette Nicole ?
– Elle a soixante ans.
-Soixante ans ! Mais c’est une jeunesse !
Comment font les gens depuis toujours quand ils vont mourir ? elle aimerait se raccrocher à quelque chose. C’est important, paraît-il. Elle envie soudain ceux qui ont la foi. Elle donnerait tout pour croire aussi. Ça doit être tellement rassurant d’être convaincu qu’une fois mort, on est enfin vivant.
Tout a bien changé depuis son lointain mariage. D'abord, ils sont tous devenus vieux, ceux qui ne sont pas morts. Et puis ça se construit de partout, autour de la ville. Ca s'étale ! Des lotissements, des maisons, des immeubles. Le soleil attire les hommes. Alors qu'il n'y a rien de plus meurtrier. Ce sont des personnes âgées qui viennent. Ils ont l'impression qu'être au soleil va leur faire voir la vie en rose. Ils viennent du nord, de l'est, de l'ouest et même du sud. Ils viennent de l'étranger. On ne comprend souvent rien à ce qu'ils disent. (p. 39-40)
L'histoire humaine est extraordinaire. La girafe est la même girafe depuis des siècles. Pas comme nous! C'est pour ça qu'on est aussi compliqués. On n'est pas stabilisés.