Gautier Pascale – "
Mercredi" – Gallimard-Folio, 2015 (SBN 978-2-07-046573-6)
Après avoir lu "
Les vieilles" (cf recension 6 juin 2013), je m'étais bien promis de ne pas laisser passer le prochain roman de Pascale Gautier sans le lire, et voilà qui est fait, avec beaucoup de plaisir.
Dans un texte léger, poétique, humoristique à la
Queneau (qui apparaît d'ailleurs en page 133), l'auteur insère des scènes de la vie actuelle, d'une férocité sans concession.
Pour ne prendre que quelques exemples :
- ces adolescentes et adolescents littéralement drogué(-e)s au bruit :
" Donc, dès l'aube, Amélie fout la musique à fond. A tel point que le balai de madame Matthieu, qui frappe frénétiquement en dessous, ne s'entend même pas. Après des mois de négociations serrées, César a obtenu de sa fille qu'elle vienne prendre son petit déjeuner avec le Walkman dans les oreilles et non pas la porte de la chambre ouverte avec le son au maximum pour tout l'immeuble. Ce n'est pas génial comme solution mais c'est moins pire. C'est ainsi qu'Angèle et César voient désormais chaque matin Amélie débarquer, les machins dans les oreilles, gigotant comme une perdue devant son chocolat chaud, piaulant "boom ! boom !" et faisant des moulinets qu'on se croirait chez les mabouls." (p. 66)
- ces robinets à catastrophes sans suite complaisamment étalées que sont devenus les médias prétendant diffuser ce qu'elles et ils osent encore faire passer pour "des informations" :
"Extrêmement tragique, le présentateur poursuit : "Particulièrement inédit, mesdames et messieurs, dans notre ville, la vague de chaleur, ce matin, a battu tous les records. Jamais, jamais, il n'a fait aussi chaud ! Nos confrères de la chaîne nationale ont décidé de vous mener en bateau, de vous vanter les mérites du Justin Bridou et de la choucroute d'A1sace ! Nos confrères de la chaîne nationale sont des charlatans ! Ne l'oublions pas : un homme informé vaut dix femmes ! Alors, pour vous, mesdames et messieurs, en direct sur notre chaîne, nous avons décidé de mener l'enquête sur les effets désastreux de cette vague de chaleur sans précédent. Pour vous, mesdames et messieurs, nos plus valeureux journalistes sont allés sur le terrain. Pour vous, ils témoignent ! Jean-Luc ? Jean-Luc c'est à vous !" [...] Jean-Luc, en maillot de bain, le visage congestionné coiffé d'un shako, essaie d”interviewer un homme allongé sur le trottoir. "Ici Jean-Luc, c'est bien moi, Jean-Luc pour la chaîne privée Dents de Pute, je suis ici dans les rues les plus chaudes de notre ville où les habitants, comme vous pouvez le constater vous-mêmes, n'ont plus la force de se tenir debout tellement ça cogne mesdames messieurs ! Voilà un quart d'heure que j'essaie de faire parler l'homme que vous voyez couché à mes pieds, que j'essaie de faire parler un homme qui ne répond plus mesdames messieurs ! Un homme quasi en train de rendre l'âme, comme tous les habitants de ce quartier où les êtres tombent telle la reinette blette ! Que fait le gouvernement ?" [...] Extrêmement tragique, le présentateur reprend la parole : "Merci Jean-Luc merci. La chaleur, autant le dire, ne va pas s'arrêter en si bon chemin. Mesdames et messieurs, ne vous bercez pas d”illusions ! le bilan à l'heure actuelle est de deux cents morts et huit cents blessés graves. Sur notre chaîne, mesdames et messieurs, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, la chaleur fait la une ! Prochaines estimations et précisions sur le sujet dans une heure. Dans le reste du monde, en bref : des inondations sans précédent en Chine, on parle de plusieurs milliers de disparus ; un attentat meurtrier à Madrid a fait huit morts ; un 747 d'Air France a explosé quelques minutes après son décollage de l'aéroport de Miami, l'hypothèse de l'attentat est hypothétique, il n'y a aucun survivant ; une femme de soixante-dix ans a accouché ce matin, dans la prestigieuse clinique du professeur Carpaccio à Rome, de splendides triplés barbus aux oreilles pointues et aux yeux rouges ; mesdames et messieurs, nous vous souhaitons une excellente maladie !" [p. 133-135]
Le réquisitoire le plus violent concerne la génération de ces parents post-soixante-huitards, celles et ceux qui ont démissionné de leurs responsabilité et engendré cette génération individualiste, hédoniste, désabusée, égocentrique, dont on se demande comment elles et ils vont faire pour se supporter :
"Ils sont bien eus, ceux de la génération
De César et Angèle. Ils ont cru mieux faire que leurs propres vieux qui étaient des durs a cuire. Ils ont cru qu'ils seraient, eux, les bons, les vrais parents. Des nèfles ! Ils se sont fait écrabouiller par leurs anciens et ils sont en train de se faire ratatiner par leurs enfants ! Des deux côtés, la dérouillée ! Comme si on était les enfants du bon Dieu ! Et pourquoi on se gênerait puisqu'on a le pouvoir et qu'ils sont assez fous pour l'avoir abandonné ?" [pp. 67-68]
Sans oublier de si beaux paragraphes de pure joie :
"Alors, parce que c'est dimanche et qu'il sait que ça lui fait plaisir, il branche le magnéto et un bouzouki hellène, soudain, se met à bouzoukier et Angélique en est toute saisie de bonheur et la musique s'élève et envahit le deux-pièces et soudain les murs s'ouvrent sur le passé et, mélancolique, la mélodie enivre comme l'alcool et chante le plus beau pays du monde, chante les oliviers centenaires et odorants, les montagnes abruptes et rouges, le marbre blanc et les poètes, la mer scintillante et profonde, et Ulysse, grisé, se met à danser en claquant des doigts, et Angélique, grisée, se met à danser en claquant des doigts, et le rythme s'accélère, et les yeux d'Ulysse s'accrochent aux yeux d'Angélique et ces yeux dans les yeux esquissent le plus ancien des sourires, et
Mercredi, comme chaque dimanche, ne résiste pas à la tentation et se met lui aussi à voleter mais il faut reconnaître qu'il n'est pas doué pour le sirtaki et qu'il est jaloux de voir Ulysse et Angélique sauter comme des cabris en riant comme des Grecs et
Mercredi, comme chaque dimanche, pour compenser, se met à brailler "l'arrrrbrrrre est dans les feuilles, ladelidomdom !" jusqu'à ce que la cloison gémisse sous les coups du voisin d'à-côté qui hurle "Ta gueule, bestiole à la con !" [p. 106]