[Entretien #3] Dans son dernier roman « Sniper en Arizona » Patrick Declerck nous raconte le rapport aux armes d'une Amérique conservatrice. L'auteur se penche également sur le cas français et nous révèle une règlementation et des chiffres alarmants, qui interrogent.
« Sniper en Arizona » disponible en librairie
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Il est une nécessité éthique fondamentale à ce que la société permette aux fous d'exister et de trouver protection et abri, sans contrepartie et sans espoir de devenir un jour autres que ce qu'ils sont. Il importe à la société d'accueillir décemment, humainement et respectueusement les fous qu'elle engendre (...) Il ne s'agit plus de donner pour faire changer l'autre mais uniquement de donner pour répondre à ses besoins propres.
Non, décidément, je n'aime pas l'homme.
Dans ces conditions, me direz-vous, pourquoi le soigner ? Je répondrais que si l'humanité en général a tendance à m'insupporter, j'ai, en revanche, le plus souvent plaisir à la fréquentation de l'homme singulier, de l'individu, du sujet. Lui m'intéresse, car il est à la fois meilleur et pire qu'on ne peut le supposer.
Plus je vieillis, plus la vie sous toutes ses formes me semble infiniment rare et précieuse. Je ne tue pas les insectes qui fréquentent mon logement. S'ils me dérangent, je les éconduis. J'ai honte de ne pas avoir (encore ?) le courage d'être végétarien.
Clochard, exclus, nouveaux pauvres, marginaux, mendiants…Qui sont-ils ces êtres étranges aux visages ravagés ? Ces exilés qui nous côtoient, qui dérangent notre regard et suscitent nos fantasmes. Des fainéants ? Des réfractaires ? Ou des philosophes ? Révoltés, anarchistes, intellectuels parfois, faux mendiants souvent ? Les mythes ont la vie dure. On parle de choix, on cherche du côté de la volonté. On se construit une métaphysique du dynamisme et du découragement. Si bien qu’on en vient doucement – et c’était le but- à banaliser l’horreur, à annuler l’angoisse.
Contrairement à ce qu'on pourrait croire, en situation extrême, l'homme s'habitue très vite à l'atroce. Il est une heureuse facilité à supporter la vue du sang.
Le sang des autres, bien entendu...
L'amour. L'âââmoûûûr. Ils n'ont que ça en tête, en langue, aux yeux, au fion. L'amour est à la fois la question et la solution. L'alpha et l'oméga. La réponse universelle. La guérison de tous les maux... Comme si l'amour ne portait pas sa part d'ombre, son ambivalence, sa haine cachée, sa destructivité dévorante... Comme s'il était autre qu'un affect. Comme si tout affect, de par son essentiellement labilité, n'était pas essentiellement suspect. Comme si, enfin, comme si surtout, la pensée n'existait pas.
C'est qu'au soleil noir de la mort, la science objectivante apparaît comme une chose bien petite et quelque peu dérisoire. « Un divertissement », disait Pascal. Dans ces cas-là, une façon surtout de se pencher, myope, au pieds des arbres pour ne pas percevoir la menace qui sourd de la forêt profonde. La rumeur des forces obscures et des monstres de la nuit. Et c'est en cela justement qu'ils se révèlent fascinants et précieux, ces clochards, zèbres inouïs, effarants professeurs du négatif. C'est en cela qu'ils ont, par-delà leurs silences, des choses à nous apprendre. C'est pour cela que je suis resté si longtemps à les regarder, à les humer, à les écouter. C'est pour cela qu'il est des soirs, maintenant que je les ai quittés, où ils me manquent un peu.
Ils ont, en effet, cette hautaine noblesse de ne plus faire de phrases. De ne plus croire – tout dans leurs comportements le montre – au progrès, aux lendemains chantants des efforts collectifs, à l'avenir de l'homme. De ne plus croire en rien d'autre, au fond, qu'au néant et à la mort. C'est là toute la religion qu'ils ont et ils n'en veulent pas d'autres. Sombre grandeur. Nous ne sommes pas si nombreux, nous les hommes, à pouvoir vivre sans espoir.
Il est probable cependant que la tranquillité du sommeil des bonnes gens soit à ce prix. Il est une naïveté provinciale de la normalité, qui n'est capable que de se concevoir elle-même, qui ne peut s'imaginer d'alternatives existentielles. Il demeure, enfin et surtout, une vieille peur des classes dangereuses, désordonnées, inintelligibles, sauvages. Une inquiétude profonde devant ceux qu'Oscar Wilde appelait "the drinking classes". (p. 327)
Mais que faire si tout cela ne sert à rien ? Que faire si d'aucuns ne s'améliorent pas ? Que faire si certains soignés malgré tout, à travers tout, restent pareils à eux-même et lentement meurent sous nos yeux ? Et bien, au moins, aura-t-on réussi à alléger leurs souffrances en évitant de monnayer les soins que nous leur prodiguons, en les obligeant à se confronter à des obligations de normalisation qui les dépassent et qui les blessent (...) Et permettons au moins à ces fous partis trop loin de nous pour pouvoir revenir de trouver asile et paix, aux marges d'une société dont ils sont le pauvre négatif épuisé.
Les souvenirs se bousculent. Les fantômes, insistants, frappent à la porte. Les morts et les vivants. Les morts vivants. Tous ceux que j'ai connus, croisés. Le temps d'un mot, d'un pansement, d'un comprimé que l'on donne parce qu'il faut bien donner quelque chose. Cohorte de l'ombre, épouvantails, ils sont là, pressants comme une envie de vomir. Écrire vite. S'en débarrasser. Se soulager. En finir enfin. Décharger le poids des visions, le goût du fiel. Poser comme un fardeau la lassitude du soir. En finir...
Un jour parmi d'autres, avec Henry, nous avons reçu un de ces presque fantômes. Oh, pas longtemps ! C'était une hypothermie de fin d'été. (p. 80)