Philippe Brenot

Le génie est en général un homme. A part quelques noms qui viennent sur toutes les lèvres - Jeanne d'Arc, Marie Curie, George Sand, Camille Claudel -, les êtres hors du commun sont rarement des femmes.

Le génie se dessine maintenant mieux à nos yeux. Il se définit d'abord par une oeuvre innovante, transgressante, en rupture avec le contexte social qui l'a engendré, et par une continuité dans l'oeuvre, qu'il soit peintre, musicien, écrivain, inventeur, politique, mystique... Le génie est durablement reconnu de tous pour sa portée universelle, ou du moins pour sa contribution à l'héritage de l'humanité.

Ce que nous appelons le génie, c'est certainement ce mélange d'infinies potentialités et des miracles du hasard.

... encore une fois, on ne peut que remarquer de grandes différences entre les frères et sœurs de génie en littérature d'une part, et en peinture ou en musique d'autre part. S'il est fréquent que la gloire du grand créateur étouffe celle de la fratrie, l'éclipse est radicale et souvent très lourdement pathologique dans le monde de la littérature ; elle n'est qu'un effacement discret ou une gloire subalterne en musique et en peinture. Faudrait-il convenir que le génie est d'une nature différente lorsque l'on touche à la nature des mots, au verbe ou au sens ?

... l'art et la folie ont en commun cet automatisme mental qui génère à l'infini des combinaisons de soi-même, au sens de notre capacité illimitée à créer du langage. L'inconscience géniale de la création spontanée est une autre propriété de cet automatisme mental.

Malraux [...] : "la rupture de l'artiste est un secours et un moment de son génie, celle du fou est une prison."

Par ordre de fréquence, l'expression de la folie sera donc écrite, picturale et, très exceptionnellement, musicale. Dans la littérature psychiatrique sur ce sujet, je n'ai relevé qu'un seul cas d'expression délirante musicale spontanée. [...] A la différence de l'écriture, que chacun apprend dans l'enfance, de la peinture à laquelle on s'exerce spontanément, la musique requiert un long apprentissage technique qui limite sa possibilité d'expression dans la folie. [...] Hormis Schumann, Wolf ou Beethoven, dont les troubles maladifs n'ont cependant pas empêché l'oeuvre, on trouve relativement peu de pathologie psychologique et mentale chez les musiciens. La musique protègerait-elle de la folie ?

Marcel Réja [...] souligne cette évidence : "L'homme de bon sens, et de sens pratique, probe travailleur, bon citoyen et bon époux, ne fut jamais un grand poète."

... deux critères majeurs qui peuvent qualifier l'art et la création : l'intentionnalité et la continuité de l'oeuvre. Certaines productions "géniales" d'un moment de folie seront sans lendemain, alors que, malgré les accès de la psychose et des troubles de l'humeur, Artaud, Nerval ou Van Gogh font une oeuvre.

L'art des fous est une découverte récente, ou plutôt nous lui portons un certain intérêt depuis la fin du siècle dernier où, dans le même temps, se développe la psychiatrie et se transforme l'expression artistique qui n'accepte plus le carcan de l'académisme.

Dans cette bien indécise lisière entre le génie et la folie se dressent les trois gorgones que sont la folie stérile qui paralyse l'oeuvre, l'illusion trompeuse de l'art des fous, et la terrible sentence des déchets du génie.

Cette maladie de la jeunesse romantique qui manie le désespoir avec l'inconscience du génie, nous montre la grande parenté de la poésie et de la mort, du travail au plus profond de soi, au coeur du sacrifice. L'articulation intime des sentiments premiers et de l'identité se cache au fond des mots et seule la poésie pénètre autant à l'âme. Certains appelleraient folie ce que l'on nomme poésie, quand l'idée est vécue en place de la vie et comme un trait de plume.

Le raptus suicide est une brutale impulsion qui peut survenir à n'importe quel instant et précipiter le mélancolique dans la mort. Depuis près d'un mois et malgré son désespoir, Vincent [Van Gogh] peignait intensément. L'impulsion est venue le saisir, imprévisible. Cette possibilité permanente du suicide met le mélancolique en danger de mort surtout lorsqu'il s'ignore ou lorsqu'on l'ignore.

Si les idées de suicide étaient volontaires et consciemment élaborées, il faudrait admettre qu'elles modifieraient des hormones, mais ensuite que ces hormones pourraient à leur tour modifier les idées et les faire disparaître, ce qui semble parfaitement insupportables à la thèse du libre arbitre. Si l'on regarde de cet oeil le suicide des créateurs et des personnages d'exception, si l'on pénètre sans a priori leur biographie, les derniers jours de leur vie ne nous semblent en rien différents de ceux des patients que nous amenés à consulter dans les mêmes conditions.

... la créativité et les troubles de l'humeur "surviennent conjointement dans les mêmes familles" avec, en outre, une fréquence élevée des troubles de l'humeur chez les parents de créateurs. Ces fréquentes variations pathologiques semblent stimulantes lorsque leur amplitude est modérée, mais néfastes à la création et constituant surtout un risque vital, celui du suicide, lorsqu'elles sont majeures.

Styron parlait, quant à lui, d'une "dépression récurrente infra-clinique", dont il n'aurait pris conscience qu'a posteriori, et qui aura accompagné l'ensemble de son oeuvre.

L'hyperactivité maniaque et l'oeuvre créatrice paraissent [...] saisonnières, comme les suicides, fréquents dans cette pathologie bipolaire, qui surviennent surtout autour du solstice de printemps en mars, en avril et en mai. La liaison de cette alternance génétique de l'humeur avec les cycles saisonniers est confirmée par l'observation de données inverses dans l'hémisphère sud.

Les exemples sont innombrables de la création de l'oeuvre dans un moment extatique, euphorique, hypomane, voire maniaque, où le créatur sembla habité d'un génie intérieur qui guide chacun de ses gestes.

Nous ne pouvons plus donc parler aujourd'hui de la dépression comme dans les décennies précédentes. Notre connaissance est différente, nos conceptions également, et nous pouvons décrire chez les créateurs trois types de modification de l'humeur : des évolutions dépressives dansd leur rapport à la créativité, des évolutions maniaques et des troubles maniaco-dépressifs ...

Antonin Artaud était un authentique malade, mais pour la littérature et dans le même temps, c'était un authentique poète. Comme le délire de Camille Claudel, authentique délire et, en même temps, très grande artiste.