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Citations de Philippe Muray (532)


L’histoire contemporaine française commence ainsi par un transfert. C’est-à-dire, comme l’enseignait Lacan, le moyen par où s’interrompt la communication de l’inconscient et par où celui-ci se referme. Contrairement à l’idée qu’on se fait en général du transfert comme passation de pouvoir ou comme amour.
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Le 19e siècle est devant nous ? L’indice pourrait bien en être trouvé dans notre acharnement actuel, de plus en plus précipité, à chercher du sens dans des périodisations de plus en plus courtes. A vouloir y voir des changements, des différences. Les années 50, 80. Les Sixties, les Eighties. L’essence des décennies. Comme si on se doutait qu’il y a en réalité de moins en moins de différences possibles sous les chatoiements des changements de surface, qu’on est dans une sorte de grand Tout qui dure, bien concret, qui s’éternise.
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En 1590, pendant le siège de Paris par le roi de Navarre, la faim a poussé les Parisiens à ramasser les ossements du cimetière pour en faire de la farine. On a gravé des images, des compositions de la scène. On a gardé des souvenirs. Les enfants qui jouent aux osselets, qui s’amusent avec des têtes. Les chères têtes blondes, justement ! Les Innocents, précisément ! Comment plus longtemps aurait-on pu laisser les enfants voisiner avec la mort révulsante ? Tout cela était trop choquant et la Révolution viendra comme réponse à cette révulsion. Revanche des dames patronnesses. Respectueuses de la mort en train de devenir sacrée. En même temps que l’enfance innocente, c’est-à-dire délivrée du péché, du sale dogme de l’absurdité ontologique. En même temps que la sexualité en train de sortir de son bourbier, le fumier prostitutionnel. La mort, le sexe et l’enfance en train de se diviniser, de se mirer dans leur divinité naissante, et voilà frappés les trois coups du 19e siècle dans les neuf mille mètres carrés de terre visqueuse, asphyxiante, croulante des fermentations des grands dormants.
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L’occulte est un progressisme qui n’arrive pas à s’avouer ce qu’il cherche.
Le socialisme est un occultisme qui préfère ne pas trop réfléchir à sa propre fondation.
Occultisme comme autre nom du socialisme ? Socialisme comme anticipation du rêve que nourrissent les occultistes ?
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Vous êtes, je suis, nous sommes tous plus ou moins occultistes. Sans le savoir ou en le sachant. Vous êtes, je suis, nous sommes vaguement ou complètement socialistes. Totalement ou avec des nuances. Mille restrictions, protestations.
Mais plus mystérieusement ou étrangement, nous sommes, je suis, vous êtes, nous serons ou avons été d’une façon ou d’une autre occulto-socialistes ou encore socialo-occultistes…
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Philippe Muray
Il n'y a plus que les touristes pour croire que Paris existe encore.
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…mais l’espèce la plus répandue évidemment, ce sont encore les cordicolâtres ou cordicophiles, c’est-à-dire l’immense majorité des serviteurs anonymes, M. Tout-le-Monde en oraison, le genre humain dans son ensemble, la communauté des spectateurs crédules, confiants, consommants, digérants, patientants, approuvants, applaudissants.
Il n’y a pas d’expression plus répétée, de formule stéréotypée plus rabâchée, plus épouvantablement vomie cent mille fois par jour, que celle de « coup de cœur ».
Chaque fois que je l’entends, je me désintègre.
(page 83)
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Philippe Muray
Les vivants n’ont jamais été si malades

Suivez aussi la grande déchirure du sujet autobiographique : des prénoms de femmes, beaucoup de prénoms pris dans la "danse hébétée ratée" du mirage sexuel, l’Histoire, Front Populaire, guerre d’Espagne, Occupation, Bordeaux, Algérie, des maladies, des crises, une morgue, une fin d’après-midi à Barcelone avec Dominguin offrant un taureau à la foule, une danseuse de cabaret, des voyages, New York, le passage au crible quotidien des noms du passé et du présent, la culture, toute la culture, tous les livres secoués chaque matin pour les faire avouer, et aussi beaucoup de mouettes sur des rivages d’Atlantique, des rives de départs, de décentrements. C’est le réalisme lui-même : les concrétions du concret. Les phénomènes passent, Sollers nomme les lois qui font passer les phénomènes. Le réel, disait Baudelaire, c’est "ce qui n’est complètement vrai que dans un autre monde." De cet autre monde, quelle figure ont les choses d’ici ? Déchets, erreurs, bals nocturnes dans des sépulchres... Ici ? Ici, la vie ne veut pas mourir, c’est la mort qui vit. Les vivants n’ont jamais été aussi malades qu’aujourd’hui parce que jamais ils n’ont si férocement refusé de mourir, jamais si tragiquement désespéré de la mort. Ce qui fait que la mort - l’ordre du monde, la jouissance du "diable" - est là, en nous comme dans les Etats, aveuglée sur elle-même.
Pour le montrer avec tant de précision, il faut être déjà dans un "autre monde" et que cet autre monde soit comme un rétroviseur lumineux sur ce monde-ci, braqué sur le blocage de toutes choses. Pourquoi l’apocalypse serait-elle un point de dénouement après lequel il n’y aurait plus d’après ? Pourquoi serait-elle une date ? Au contraire, tout indique que le fini ne fait aujourd’hui que commencer : "voilà tout a sombré il ne reste plus que les documents monuments archives c’était avant-hier même perspective après-demain". La société du fini est éminemment différente de toutes les autres en ce sens qu’elle n’a plus aucune raison de se terminer . La littérature depuis toujours se préparait à cet avènement, maintenant c’est là "même si l’abattoir a été lavé on a vu la peau du charnier". Origène soutenait que Dieu à créer constamment sa création qui n’a jamais eu de de commencement. Sollers démontre que la fin du monde se finit constamment, que peut-être cette fin n’aura pas de fin. C’est pourquoi Paradis est un livre qui ne s’arrête pas, qui ne s’arrête jamais, à aucun épisode, à aucune version du monde, aucune croyance, aucune interprétation, ni même à ce premier volume puisque de toute évidence il s’agit au contraire du début de plusieurs volumes.

art press 44, janvier 1981
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Philippe Muray
Il faut précéder l’enfer pour le voir

Paradis est le plus formidable appareil d’argumentation qui soit des preuves de la non-existence de l’homme (et conséquemment de l’existence de quelque chose qui décolle cette non-existence de ses soudures terrestres, un abîme qui menace l’enfer) : "de deux choses l’une en effet ou bien il est là en retrait éternellement vivant revivant et nous sommes nous de simples apparitions et des ombres ou bien toute cette histoire est une hallucination et nous sommes quand même des apparitions et des ombres". Comme toutes les grandes oeuvres Paradis est la pièce qui manquera éternellement au meccano du monde pour pouvoir en toute sécurité se dire complet, c’est-à-dire divin, inengendré, éternel dans ses cycles d’autogenèse.
Comment laisser entendre qu’il y a quelque chose qui échappe à la chute comme à la prétention de s’autogénérer pour s’autogérer. Par un langage qui la précède, un langage jamais entendu, venu d’"ailleurs". Voyez ce passage merveilleux (p.229) qui raconte ni plus ni moins une illumination dans un matin de mai : "on croisait dans l’adriatique grise et bleue gravée noir sur bleu [...] quand soudain en tout cas soudé au soudain il se mit à muter sous moi le longage à m’évacuer à souffler de tous les côtés [...] et cela faisait signe à moi qu’un certain rire m’était réservé à moi une certaine façon de percer l’horizon". L’illumination rebondit à Venise, aux Gesuati balayés par un prélude de Bach : "alors quoi ils avaient tenu comme ça deux mille ans et moi j’avais oublié ça à vingt cinq ans" [6]. Il faut précéder l’enfer pour le voir. Paradis est cet effort de précession. Sa langue est une résurrection vers l’antérieur, une remontée de l’amnésie. Sans cesse Sollers insiste sur la voix. C’est une voix qui crée le monde, la voix du "Je suis celui qui suis", "Je serai ce que je serai", la voix qui en créant a creusé un infranchissable fossé entre elle et l’incomplétude humaine. C’est en lisant à voix haute qu’aux tout premiers siècles de notre ère on pénétrait le sens de textes dépourvus eux aussi de ponctuation et même d’intervalles entre les mots. Faire voir ce monde tel qu’il est dans sa chute, c’est qu’il n’est que la suite, la queue coupée d’une voix : "au principe de tout et surtout de l’humanitou était la parole et la parole était chez je suis et la parole était au principe au je suis". Il y a dans Paradis un effort constant pour refaire passer dans notre oreille ce principe perdu. Que cette recherche soit écrite donne immédiatement au fait d’écrire un sens nouveau, pour ainsi dire en relief : tout se passe "au fond de la page car la page n’est pas une surface comme ils le croient". Tirs fusants, rasants, bordées, semonces : les rafales de syllabes reviennent vers le lecteur avec d’autant plus de puissance qu’elles montent de ce fond de page qui fait de toute surface un filigrane du néant.

Quant au système de répétition qui rythme le livre, il était nécessaire pour démontrer qu’à l’inverse de la croyance commune ce monde n’est pas infini puisque ses possibles n’arrêtent pas de se répéter indéfiniment. Il fallait écrire cette répétition, énigme de la pulsion de mort du vivant, afin de prouver "ailleurs" l’existence en sourdine d’une éternité. Plus il y a de la répétition chez Sollers, plus on voit à quel point le répété courant est du semblable, du pléonasme, et le répété de Paradis du différent absolu.

art press 44, janvier 1981.
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Philippe Muray
Lumière sur lumière

J’en arrive à la découverte suprême de ce livre : le scrupuleux réalisme des détails suppose un lieu d’observation où les contours de ces détails ont disparu, une lumière telle que celui qui y parle n’y est plus rien d’autre que capacité lumineuse, lumière sur lumière loin de l’inanité de la nécessité corporelle, des tentatives de pensée par catégories, péroraisons, discours, thèmes et symboles. Si les objets de ce roman sont si précis, c’est à cause de ce "point de vue" où est parvenu à se trouver - par quel effort ? - celui qui a écrit. C’est ce qui s’appelle se mettre à la place de Dieu ? Occuper la non-place, le sans-lieu de Dieu qui déloge les pénates du diable en place, ses reposoirs funèbres et ses déesses-lares... Car le diable existe, lui, incarné dans notre incrédulité, "et non seulement il existe mais il n’ y a que lui qui résiste". Paradis est un long voyage hors des positivités infernales de ce monde. Descendre au fond de la page, traverser l’être du fond, déchiffrer le paraître dans un peut-être écrit : devenir le non être, c’est-à-dire la Voix . Etre "au paradis c’est-à-dire en plein aujourd’hui". Lira-t-on un jour ce livre comme la fin - accomplissement et conclusion - des théologies ? Nous n’en sommes pas là naturellement. Il y a d’ailleurs aux dernières pages un épisode où la question est traitée sous un angle humoristique : le livre, le volume physique du livre, devient à la sauvette pierre angulaire du Temple, d’une certaine façon concrète et parodique, en cachette. Le microprocesseur lui-même est glissé dans le mur antique de la cathédrale et c’est autour de lui que tout sens se réinvente. L’ordinateur dans l’église : nouvelle et incommensurable image dans le tapis.

Paradis est donc tout cela. De nouveau parmi nous il y a quelque chose comme une Comédie Humaine ou des Mille et une nuits. Un jour, comme il existe un "index des personnages" de Balzac ou de Proust, un "annotaded index" des Cantos de Pound, il y aura un index thématique de Paradis. Sollers ne fait que commencer. Approchez vous : sur une table de dissection écrite, viennent de se rencontrer les labyrinthes électroniques des microprocesseurs et les dédales paradisiaques gravés dans les dallages médiévaux. C’est tout près. C’est au bout des maladies humaines, c’est leur annulation. Il suffit de se mettre à lire pour sentir à la fois comment nous sommes là et comment nous nous éclipserons. »

Philippe Muray, art press 44, janvier 1981.
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Plus rien ni plus personne n’est différent de rien ni de personne, sous l’effet de la déferlante hyperfestive, et ce ne sont jamais, pour dire le vrai, que des effondrements de frontières dont se réjouit Homo festivus, avec l’exubérance que l’on sait, chaque fois qu’il descend dans la rue : la destruction de la très vieille loi oedipienne (dont la défaite ouvre enfin une voie royale au matriarcat), l’effacement de la fonction paternelle, la disparition du passé, le triomphe de la vision infantile du monde, la réduction à néant de la différence sexuelle, l’évanouissement de l’univers concret et de ses divisions obsolètes (intérieur/extérieur, public/privé, intime/social) sont ses profondes et vraies raisons de faire la fête.
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D'expulsions en destructions, de rénovations en réhabilitations, il n'y a pas que la ville qui a changé de visage ; les habitants aussi. On s'est vainement indigné naguère que son ancienne population en ait été chassée, que les meilleurs des êtres qui aient jamais été, les ivrognes des bistrots et toutes les autres catégories de perdants à la clope pendante aient disparu : c'est qu'ils étaient humainement et intellectuellement surqualifiés. Jamais on n'aurait pu leur faire gober la farce du droit à la réappropriation de la cité.
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Il est néanmoins permis de supposer qu'être malade de cette époque si heureuse est un signe de santé. Que c'est la bonne santé par excellence.
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À quoi bon méditer sur l’état actuel du roman si on n’a pas en tête l’univers précis, le monde concret, la situation générale dont il est le contemporain ? Si on n’a pas dans l’oreille, pour commencer, le bruit de fond du grand vent ramollissant qui souffle sur nous, un vent chargé de bonté, de bienfaits, de charité sirupeuse et d’humanité, une tornade perpétuelle d’encouragements à la compassion affichée, au simplisme, à l’infantilisme, à la solidarité de surface, aux vœux creux et pieux ?
Comment penser au roman, à cet art de la circonspection, de la méfiance, du doute, de la liberté, de la critique en acte et de la révélation des coulisses de tout, sans avoir dans l’esprit, comme une collection de marionnettes, plus ou moins effroyables, drôles, terrorisantes, toutes les figures modernes de la vigilance rancuneuse, de l’éthique chafouine et sourcilleuse, de la bonne conscience sans frontières, de la culture canonisée, de l’effusion, de l’indignation de pacotille et de la dénonciation sans risque ? Sans savoir de quoi bouillonne notre époque. Toutes ces larmes de crocodile. Toute cette disparition organisée des moindres antagonismes. Cet effacement des ultimes différences (confusion des sexes, des générations, de la réalité et de l’imaginaire, de l’original et de la copie). Cet angélisme philosophique. Cette prolifération de lois ridicules et persécutrices. Cette incitation à l’assoupissement dans la joie résignée. Cet écoulement terreux de la vie quotidienne asphyxiée de festivités. Cette propagande pour la Communication féerique et transfrontières qui rapproche les peuples et diffuse la démocratie sur toute la planète. Ce zèle purificateur des « derniers hommes » comme les appelait Nietzsche (depuis dix ans, on réécrit les vies d’artistes ou d’écrivains dans l’optique de leur jugement ou de leur décontamination : Picasso, Miller, Heidegger, Hemingway sont déjà passé à l’autoclave, les autres suivront, nous débarquerons tous sans miasmes, sans péchés rétroactifs, sans mauvaises pensées déplacées, au grand banquet de spectres de l’an 2000). Ces bouffées délirantes (téléthon, sidathon, etc.) devenues méthode unique de gouvernement. Ce partage euphorique des dépouilles qu’on nomme patrimoine (Matisse, Shakespeare ou Baudelaire sont des choses qui ne doivent plus avoir de sens qu’à condition d’être distribuées, loties, offertes à tous). Cette résorption patiente, minutieuse, du moindre résidu de « négativité » (désobéissance, souveraineté, désaccord, non-solidarité). Cette noyade de toute dissension et de toute dysharmonie sous le pathos, l’emphase, l’enflure, l’émotion affectée, la pompe inconsistante et tartuffière. Ce réaménagement morne du territoire. Cette occupation sans fin, par les images, par les loisirs, par la culture, par les fêtes, de la libido désormais sans emploi des masses.
Pour arranger la situation, ajoutons que jamais la littérature, région parmi d’autres du mouroir touristique appelé culture, n’a été plus encouragée, caressée sous toutes les coutures, comme l’espèce en voie de disparition qu’elle est. C’est joli, c’est inoffensif, c’est décoratif la littérature. Ça ne fait de mal à personne. Ce n’est qu’une couleur au milieu des autres sur la riche palette de l’approbation du monde tel qu’on le voit en train de se reformater. C’est un site à visiter si on n’a rien de mieux à faire.
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14 décembre 1993.
Etre de droite ne peut être que profondément, définitivement, irrémédiablement négatif. A la limite, toute positivité est de gauche. Etre de droite, c'est être structuré comme un rejet, comme une horreur du goudron pleurnichant de la gauche, donc de tout ce qui peut /positiver/. La haine des valeurs de gauche est déjà, en soi, une occupation à plein temps, un programme pour toute la vie. D'ailleurs, c'est quand les hommes de droite font des programmes qu'ils se mettent automatiquement à ressembler à des gens de gauche. On ne peut pas en sortir. Toutes les catégories par lesquelles ils se définissent appartiennent à la gauche. Accepter de se définir, sur ce plan-là, c'est déjà utiliser le vocabulaire de l'ennemi. La droite de pouvoir a toujours été bien trop chrétienne pour ne pas être solidariste, fraternitaire, philanthrope et sécurité sociale, donc de gauche. Aujourd'hui, où tous les gens de gauche sont devenus les marguilliers de la Paroisse médiatique et globale, la fusion est opérée entre la droite et la gauche. Le monde comme télé a connu son unification en tant que bureau de bienfaisance.
pp. 664-665
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10 avril 1993.
Le débat est du conflit congelé. La négation qui devient débat n'est plus que de la vie momifiée. A l'intérieur même du débat, toutes les négations se transforment en apologie du débat lui-même. Les hommes du débat ne cherchent pas à réconcilier entre eux, ou entre eux-mêmes, ceux qu'ils font débattre ; ils n'ont pour préoccupation que de les empêcher d'être étrangers au monde du débat, donc d'en connaître réellement le sens. Ils les font rentrer dans une sorte de fraternité pseudo-conflictuelle qui sera dite "stimulante", "provocatrice", "enrichissante", parce qu'elle est asservie.
p. 453
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Un corps féminin qui s'exhibe est toujours plus ou moins, pour le spectateur, la réfutation en action de l'espace qui l'entoure. Un procès foudroyant intenté à l'espace pour insignifiance, médiocrité rabâchée, trop vue.
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L'insatisfaction proclamée de tant de femmes vis-à-vis de certains détails de leur corps peut très facilement devenir un supplément de délices pour l'amateur avisé qui saura les aimer, ces défauts, comme autant de signes différenciateurs, donc d'indices imprévisibles de volupté en plus.
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Philippe Muray
sur Paradis de Philippe SollersComment laisser entendre qu’il y a quelque chose qui échappe à la chute comme à la prétention de s’autogénérer pour s’autogérer ? Par un langage qui la précède, un langage jamais entendu, venu d’ « ailleurs ». Voyez ce passage merveilleux (p.229) qui raconte ni plus ni moins une illumination dans un matin de mai : « on croisait dans l’adriatique grise et bleue gravée noir sur bleu (...) quand soudain en tout cas soudé au soudain il se mit à muter sous moi le longage à m’évacuer à souffler de tous les côtés (...) et cela faisait signe à moi qu’un certain rire m’était réservé à moi une certaine façon de percer l’horizon ». L’illumination rebondit à Venise, aux Gesuati balayés par un prélude de Bach : « alors quoi ils avaient tenu comme ça deux mille ans et moi j’avais oublié ça à vingt cinq ans ». Il faut précéder l’enfer pour le voir. Paradis est cet effort de précession. Sa langue est une résurrection vers l’antérieur, une remontée de l’amnésie. Sans cesse Sollers insiste sur la voix. C’est une voix qui crée le monde, la voix du « Je suis celui qui suis », « Je serai ce que je serai », la voix qui en créant a creusé un infranchissable fossé entre elle et l’incomplétude humaine. C’est en lisant à voix haute qu’aux tout premiers siècles de notre ère on pénétrait le sens de textes dépourvus eux aussi de ponctuation et même d’intervalles entre les mots. Faire voir ce monde tel qu’il est dans sa chute, c’est qu’il n’est que la suite, la queue coupée d’une voix : « au principe de tout et surtout de l’humanitout était la parole et la parole était chez je suis et la parole était au principe au je suis ». Il y a dans Paradis un effort constant pour refaire passer dans notre oreille ce principe perdu. Que cette recherche soit écrite donne immédiatement au fait d’écrire un sens nouveau, pour ainsi dire en relief : tout se passe « au fond de la page car la page n’est pas une surface comme ils le croient ». Tirs fusants, rasants, bordées, semonces : les rafales de syllabes reviennent vers le lecteur avec d’autant plus de puissance qu’elles montent de ce fond de page qui fait de toute surface un filigrane du néant.

Quant au système de répétition qui rythme le livre, il était nécessaire pour démontrer qu’à l’inverse de la croyance commune ce monde n’est pas infini puisque ses possibles n’arrêtent pas de se répéter indéfiniment. Il fallait écrire cette répétition, énigme de la pulsion de mort du vivant, afin de prouver « ailleurs » l’existence en sourdine d’une éternité. Plus il y a de la répétition chez Sollers, plus on voit à quel point le répété courant est du semblable, du pléonasme, et le répété de Paradis du différent absolu.



J’en arrive à la découverte suprême de ce livre : le scrupuleux réalisme des détails suppose un lieu d’observation où les contours de ces détails ont disparu, une lumière telle que celui qui y parle n’y est plus rien d’autre que capacité lumineuse, lumière sur lumière loin de l’inanité de la nécessité corporelle, des tentatives de pensée par catégories, péroraisons, discours, thèmes et symboles. Si les objets de ce roman sont si précis, c’est à cause de ce "point de vue" où est parvenu à se trouver - par quel effort ? - celui qui a écrit. C’est ce qui s’appelle se mettre à la place de Dieu ? Occuper la non-place, le sans-lieu de Dieu qui déloge les pénates du diable en place, ses reposoirs funèbres et ses déesses-lares... Car le diable existe, lui, incarné dans notre incrédulité, « et non seulement il existe mais il n’y a que lui qui résiste ». Paradis est un long voyage hors des positivités infernales de ce monde. Descendre au fond de la page, traverser l’être du fond, déchiffrer le paraître dans un peut-être écrit : devenir le non être, c’est-à-dire la Voix. Etre « au paradis c’est-à-dire en plein aujourd’hui ». Lira-t-on un jour ce livre comme la fin - accomplissement et conclusion - des théologies ? Nous n’en sommes pas là naturellement. Il y a d’ailleurs aux dernières pages un épisode où la question est traitée sous un angle humoristique : le livre, le volume physique du livre, devient à la sauvette pierre angulaire du Temple, d’une certaine façon concrète et parodique, en cachette. Le microprocesseur lui-même est glissé dans le mur antique de la cathédrale et c’est autour de lui que tout sens se réinvente. L’ordinateur dans l’église : nouvelle et incommensurable image dans le tapis.



Paradis est donc tout cela. De nouveau parmi nous il y a quelque chose comme une Comédie Humaine ou des Mille et une nuits. Un jour, comme il existe un "index des personnages" de Balzac ou de Proust, un "annotaded index" des Cantos de Pound, il y aura un index thématique de Paradis. Sollers ne fait que commencer. Approchez vous : sur une table de dissection écrite, viennent de se rencontrer les labyrinthes électroniques des microprocesseurs et les dédales paradisiaques gravés dans les dallages médiévaux. C’est tout près. C’est au bout des maladies humaines, c’est leur annulation. Il suffit de se mettre à lire pour sentir à la fois comment nous sommes là et comment nous nous éclipserons.



Philippe Muray

Art press 44, janvier 1981
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Philippe Muray
sur Paradis de Philippe Sollers


Regardez l’enchevêtrement des centaines de milliers de circuits d’un microprocesseur sur sa tranche de silicium. La planète en se planétarisant est devenue si étrangement minuscule dans son gigantisme dévoilé qu’on peut d’ores et déjà envisager de la traiter toute entière dans des systèmes électroniques à capacité d’intégration d’autant plus grande que leur surface sera petite.

Regardez aussi très loin en arrière de nous ces dallages d’église médiévales où étaient dessinés des parcours de labyrinthes figurant la Terre Sainte, et plus mystérieusement les chemins entremêlés du Paradis.

Mettez face à face avec leurs siècles de distance ces deux représentations de la complexité absolue : d’un côté le micmac transistorisé des données du monde réduit à ses abréviations, de l’autre l’inextricable entrelacs des routes qui s’égarent et mènent à l’illimité. Imaginez ce dialogue de dédales, la confrontation entre le miniaturisateur logique des données chiffrées du monde en chute, et le dessin de l’énigme dont la question comme la réponse se trouvent hors de ce monde. Vous aurez un peu du sens qui fulgure dans Paradis, un livre qui se dresse seul, tout seul, comme une butte-témoin dans un espace dévasté. Un roman qui paraît aujourd’hui, au milieu de la débandade accélérée de la littérature - retour en force des archaïsmes, nouveaux terrorismes commerciaux, nouvelles répressions de la langue, sinistres pressions de la "lisibilité" -, un roman dont on ne peut sans émotion aborder l’incontestable grandeur.



Puisqu’il paraît que tout le monde veut du vrai, de l’humain, du réaliste, disons les choses nettement : Paradis est actuellement le compte-rendu le plus réaliste, le plus rigoureux, le plus rationnel de nos comédies humaines versées à l’ordinateur. Pas pour y être rapetissées, tassées dans la rigolade subjective d’une langue prétendue naturelle (comme le fait notre nouvelle réaction classiciste, notre nouvelle "école romane") ni pour y être stockées dans une encyclopédie devenue folle (rêve des vieilles avant-gardes). Mais pour y être interprétées point par point afin de dégager le sens de chacune de nos catastrophes. Ni encyclopédie ni traité ni confession, ce roman est une Somme, le résumé chiffré dans une lumière de révélation de ces débris d’histoire, de ces déchets de bibliothèque calcinée que nous sommes. Avec un rire en plus, permanent. Mais qui sait si les inventeurs de Sommes ne savaient pas rire ? L’humour de Paradis veut dire : une complicité parfaite avec chaque sujet traité, une intimité secrète avec chaque énoncé. Ça veut dire : mon rire était là, sans moi, à chaque instant évoqué, au XIVe siècle avant J.-C. comme au Ve après, à la mort de Shakespeare, à celle de Freud, dans la familiarité et l’amitié de chaque évènement du monde, dans sa compréhension la plus aiguë. On pourrait démontrer que la quaestio , une unité de mesure des Sommes de jadis, y est mise en jeu sans cesse avec ces quatre temps logiques : objections des adversaires, autorité sur laquelle s’appuie la réponse aux objections, réponse, reprise des objections pour les réfuter. Le plan des Sommes théologiques n’était autre que le plan de la réalité en train de se communiquer à elle-même par ses créatures la perfection du Créateur. D’où vient que le plan de Paradis soit quelque peu embrouillé, ou même qu’une apparence de non-plan y soit délibéré ? Peut-être fallait-il ce non-plan pour démontrer le plan maléfique à l’oeuvre dans la réalité, ce sans-plan pour éclairer le semblant de l’imbroglio contemporain, cette distance pour le démêler de loin ?



Tout est clair dans Paradis, il suffit de suivre chaque piste, chaque ressaut de l’énoncé annonçant une nouvelle position de sujet, une nouvelle énonciation, inépuisablement. Déplacez-vous par exemple dans un des couloirs sombres où Philippe Sollers promène en les exorcisant les fétiches de ce temps, femmes, profs, conférenciers, artistes, clients des divans, écoutez l’écho du « yapadom », « yorajamédom », qui résonne sur leur meute, revient de séquence en séquence, se ramifie de rime en rime. De quoi cette ritournelle est-elle le refrain ? D’une absence fondamentale autour de laquelle tournent des rondes orphelines d’autant plus enragées qu’elles ont voulu cette absence. Plus de Père ! C’est-à-dire, pour la tribu, une dette d’autant plus envahissante qu’impayable. D’où le cirque, la parade, la course en sacs de couchage des hommes et des femmes, leur kermesse féroce à couteaux tirés, leurs emboîtement, corps, sexes, fractions broyées d’artifices que Sollers entraîne, immerge dans des flashes intarissables d’humour : « a couche avec b qui couche avec c qui vient de coucher avec d qui va sans doute coucher avec e qui regrette de ne plus coucher avec f qui recouche maintenant avec g qui ne veut plus coucher avec h qui couche encore avec i qui couche avec la femme de j qui couche avec la régulière de k qui couche moins souvent avec l qui couche avec le mari de m qui couche avec le mec de n qui couche avec o p q r s non tu n’y penses pas t est homosexuel comme u et v d’ailleurs w je ne sais pas mais x y z sûrement le problème à présent c’est z va-t-il coucher avec a ». Il y a un ordre à ce monde de possédés, c’est la « spermogrammation », et une réponse à tout : na . La réponse du Tout aux questions de tous : Na : « le dernier mot fond des choses la formule des métempsychoses ». Il n’ y a pas de ponctuation dans ce livre pour faire sentir à quel point cet univers est diaboliquement surponctué par le na des créatures en train de se justifier ponctuellement sans cesse par leur procréation. Il n’y a pas de ponctuation parce que les points et les virgules sont abondamment fournis par l’enchaînement infini des générations dont la forme de ce livre est comme la sculpture négative, révulsive.



Suivez aussi la grande déchirure du sujet autobiographique : des prénoms de femmes, beaucoup de prénoms pris dans la « danse hébétée ratée » du mirage sexuel, l’Histoire, Front Populaire, guerre d’Espagne, Occupation, Bordeaux, Algérie, des maladies, des crises, une morgue, une fin d’après-midi à Barcelone avec Dominguin offrant un taureau à la foule, une danseuse de cabaret, des voyages, New York, le passage au crible quotidien des noms du passé et du présent, la culture, toute la culture, tous les livres secoués chaque matin pour les faire avouer, et aussi beaucoup de mouettes sur des rivages d’Atlantique, des rives de départs, de décentrements. C’est le réalisme lui-même : les concrétions du concret. Les phénomènes passent, Sollers nomme les lois qui font passer les phénomènes. Le réel, disait Baudelaire, c’est « ce qui n’est complètement vrai que dans un autre monde . » De cet autre monde, quelle figure ont les choses d’ici ? Déchets, erreurs, bals nocturnes dans des sépulcres... Ici ? Ici, la vie ne veut pas mourir, c’est la mort qui vit. Les vivants n’ont jamais été aussi malades qu’aujourd’hui parce que jamais ils n’ont si férocement refusé de mourir, jamais si tragiquement désespéré de la mort. Ce qui fait que la mort - l’ordre du monde, la jouissance du "diable" - est là, en nous comme dans les Etats, aveuglée sur elle-même.


Pour le montrer avec tant de précision, il faut être déjà dans un "autre monde" et que cet autre monde soit comme un rétroviseur lumineux sur ce monde-ci, braqué sur le blocage de toutes choses. Pourquoi l’apocalypse serait-elle un point de dénouement après lequel il n’y aurait plus d’après ? Pourquoi serait-elle une date ? Au contraire, tout indique que le fini ne fait aujourd’hui que commencer : « voilà tout a sombré il ne reste plus que les documents monuments archives c’était avant-hier même perspective après-demain ». La société du fini est éminemment différente de toutes les autres en ce sens qu’elle n’a plus aucune raison de se terminer. La littérature depuis toujours se préparait à cet avènement, maintenant c’est là « même si l’abattoir a été lavé on a vu la peau du charnier ». Origène soutenait que Dieu continue à créer constamment sa création qui n’a jamais eu de commencement. Sollers démontre que la fin du monde se finit constamment, que peut-être cette fin n’aura pas de fin. C’est pourquoi Paradis est un livre qui ne s’arrête pas, qui ne s’arrête jamais, à aucun épisode, à aucune version du monde, aucune croyance, aucune interprétation, ni même à ce premier volume puisque de toute évidence il s’agit au contraire du début de plusieurs volumes.



Paradis est le plus formidable appareil d’argumentation qui soit des preuves de la non-existence de l’homme (et conséquemment de l’existence de quelque chose qui décolle cette non-existence de ses soudures terrestres, un abîme qui menace l’enfer) : « de deux choses l’une en effet ou bien il est là en retrait éternellement vivant revivant et nous sommes nous de simples apparitions et des ombres ou bien toute cette histoire est une hallucination et nous sommes quand même des apparitions et des ombres ». Comme toutes les grandes oeuvres Paradis est la pièce qui manquera éternellement au meccano du monde pour pouvoir en toute sécurité se dire complet, c’est-à-dire divin, inengendré, éternel dans ses cycles d’autogenèse.
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