Etiemble
Bernard PIVOT s'entretient avec
ETIEMBLE qui le reçoit dans sa
bibliothèque, dans sa maison de la Beauce. Il se définit comme un "emmerdeur" ce qui est pour lui l'éthique de l'écrivain, ayant un certain nombre de valeurs sur lesquelles il ne transige pas : la
justice et la vérité, même si pour cela il doit lutter contre les
médias. Il s'est fait un certain nombre d'ennemis en tant que...
Que m'importent le réel, ou l'irréel, dès qu'il s'agit de la beauté? L'art n'est point décalcomanie.
Hong Kong, ce vendredi [1946]
Dignes vraiment d'une fille de rois, Mayotte, ces fleurs que tu m'apportas à l'avion ! Tant de femmes, par niaiserie, se privent d'en offrir aux hommes qu'elles aiment ou convoitent: "ça ne se fait pas !" Comme s'il fût inscrit dans la nature que le mâle dispose du privilège exorbitant de parler le langage des fleurs ! (p.69)
Tout homme de quarante ans, toute femme de trente, s'ils ont aimé ou vécu, voyez leur corps balafré de cicatrices ; les plus douloureuses, les invisibles, se cachent à l'intérieur. Au lieu de tuer son partenaire, l'amant, par maladresse, la femme, par cruauté, presque toujours se bornent à le blesser. Je m'exerce à deviner quel endroit de mon corps si vulnérable fatalement par vous souffrira : quand, comment, pourquoi frapperez-vous ? je l'ignore ; mais je sais que vous frapperez. Ainsi soit-il ! A-t-il vécu celui qui meurt indemne ?
Non, le français n'est point une langue indigente . L'ignorance et la prétention, qui font si on ménage, peuvent seules nous inciter à juger de la sorte.
P342

Je m'étonne (...) que ceux des communistes, il en est, qui s'obstinent à vouloir supprimer les caractères [de l'écriture chinoise], ne voient pas que, ce faisant, ils interdisent à la langue chinoise de jouer le rôle qui peut devenir le sien; de Leibniz à Margouliès, plus d'un homme averti a compris qu'intelligibles à l'oeil, sans qu'il soit besoin de les prononcer, les idéogrammes chinois constituent l'écriture internationale par excellence. La Chine qui, en cas de paix, sera dans soixante-dix ans [extrait d'une édition imprimée en 1964] la première puissance du monde et de loin la plus peuplée, aurait alors une chance, avec ses caractères, de fournir aux savants cet instrument qui leur fait si dommageable défaut. C'est se demander si l'obstination des communistes étrangers à vouloir remplacer par l'alphabet latin les idéogrammes chinois ne perpétuent pas la politique de ce Staline qui, redoutant la puissance d'une Chine communiste, fit ce qu'il put pour en retarder l'avènement. Pour moi, qui essaie de voir le monde comme il va, je ne serais pas fâché qu'une grande civilisation comme la chinoise, et qui fit tant de fois ses preuves, donnât aux pauvres hommes prisonniers de leur langues alphabétiques une instrument universel qui rendrait plus facile, incontestablement, cette "communication des lumières" qu'appelait de ses voeux Leibniz.
p. 157, La réforme du langage et de l'écriture.
Un seul livre d'amour sans doute serait parfait; celui qu'une femme ou un homme parfaitement païen et pur aurait composé, dans son langage secret, pour le ou la partenaire qu'il désire et qu'il aime. Cet ouvrage n'aurait évidemment qu'un lecteur accompli. (p. 55)
Pour résister à son traitement qui aurait pu me transformer en babilan, mais aussi en parfait homosexuel, faut-il que j'aie le goût des femmes?
J'ai pour Lawrence d'Arabie beaucoup d'admiration, certainement; de la compassion pour le viol qu'il a subi et qui l'a marqué si douloureusement. c'est un des êtres pour qui j'ai la plus vive admiration. d'ailleurs je n'aurais pas traduit sa correspondance si je ne l'avais pas mis si haut. Et puis, de le voir, lu, ce héros dont on aurait fait un maréchal d'Empire, accepter de vivre toute la fin de sa vie sous un pseudonyme, comme un simple soldat, dans une cathédrale qui n'était qu'un atelier, j'ai trouvé ça véritablement sublime; L'humilité discrète d'un homme qui change même de nom pour qu'on ne parle plus de lui en a fait, pour moi, un des personnages les plus admirables de l'histoire du siècle. Je l'admire, je le respecte et je m'interroge toujours- et je m'interrogerai jusqu'à ma mort-sur sa mort. (p. 57)
Cette infortunée, esseulée, qui pleure sur un terrain vague du Caire, que nous dit-elle donc sans un mot ? Que, sans amour, l'érotisme le plus intense, le plus réussi en apparence, n'est que leurre, et finalement: désespoir, déréliction. (p. 119)
Dans nos civilisations, il arrive donc que la littérature "érotique" collabore à l'émancipation politique des hommes et des femmes, prouvant ainsi son sérieux, sa vertu. (p. 47)