Citations de Takiji Kobayashi (75)
On raconte que le seigneur de guerre Môri Motonari (1497-1571) avait appelé ses trois fils à son chevet, et leur avait demandé de briser une flèche, ce que chacun fit sans difficulté. Il demanda alors de briser trois flèches liées ensemble, ce qu’aucun fils ne put faire.
Chacun retournait vers sa couche comme un ver à soie à son casier, et se réfugiait dans le silence.
"C’est parti ! En route pour l’enfer !"
Accoudés en bastingage, les deux pêcheurs contemplaient Hakodate. La ville embrassait la mer de son corps d’escargot s’étirant hors de sa coquille. L’un des deux cracha une cigarette fumée jusqu’à la base des doigts, qui fit plusieurs pirouettes en tombant le long de la haute coque du navire. L’homme puait l’alcool de la tête aux pieds.
Un vapeur laissait surnager un large pan de son ventre rouge rebondi. Un autre, en cours de chargement, était affalé sur le côté, comme si du fond de la mer quelque chose l’avait brusquement agrippé par la manche. Une grosse cheminée jaune. Un phare balise formant un énorme grelot. Des canots à vapeur semblables à de grosses punaises de lit tissaient des fils entre les navires dans un incessant va-et-vient. De la suie figée, des morceaux de pain, des fruits pourris flottaient, couvrant les vagues d’une curieuse étoffe. Au gré du vent, la fumée était rabattue vers la surface de l’eau et renvoyait l’odeur âcre du charbon. De temps à autre, le cliquetis des treuils d'autres bateaux, portés par les vagues, leur semblait tout proche.
Juste devant le Hakkô-maru, le bateau-usine sur lequel ils étaient embarqués, il y avait un voilier à la peinture écaillée. La chaîne de l'ancre était descendue et pendait de la proue, de cet endroit qui ressemble aux naseaux d'un bœuf. Sur le pont, deux étrangers, la pipe au bec, allaient et venaient comme des automates. Un bateau russe, apparemment. Certainement un patrouilleur chargé d'observer les bateaux-usines japonais partant pour la pêche aux crabe.
" Là-bas, on surnommait "pieuvre" les travailleurs. Les pieuvres, c'est bien connu, sont capable de manger un de leurs propre tentacules pour survivre. Comment trouver une image plus exacte ! Dans ces contrées, chacun pouvait sans vergogne se livrer à l'exploitation la plus "primitive", et s'en mettre ainsi plein les poches." p.77
La « tanière » des pêcheurs était éclairée de lampes en forme d'églantines. À cause du tabac et de la promiscuité, l'air était trouble et empestait ; le dortoir tout entier était un immense « merdier ». Dans les couchettes, des êtres humains fourmillaient comme des asticots. — L’intendant des pêches descendit par l’écoutille, suivi par le capitaine, le chef d’usine et le contremaître.
Le sol était jonché d’immondices : épluchures de pommes et de bananes, souliers de toile, biscuits avec des grains de riz collés dessus. C'était comme si un égout s’était déversé là. Avec un coup d’œil méprisant, l'intendant cracha par terre.
En fait, toutes les guerres menées par le Japon, si on gratte un peu pour voir ce qui se cache au fond du fond, eh bien dans tous les cas, elles ont toujours été décidées par deux ou trois gros riches (mais alors des très très riches), et pour le prétexte, ils trouvent toujours quelque chose. Ces types-là, quand ils guignent une zone prometteuse, ils font des pieds et des mains pour l’avoir.
Le plus gros de la tempête était passé.
Cependant, quand le navire plongeait la proue dans une grosse vague, celle-ci courait sur le pont avant comme en territoire conquis. Après un jour et une nuit de combats, le navire, tel un grand blessé, poursuivait sa route en traînant la jambe. Le mât tranchait dans une fumée de nuages si bas qu’on aurait pu les toucher de la main. La pluie glacée ne cessait pas. Quand les vagues gonflaient de toutes parts, on pouvait très distinctement voir la pluie en longs faisceaux frapper la mer. Plus désagréable qu’une averse imprévue en pleine forêt vierge.
« Que valent un ou deux gars de votre espèce ? Mais vous avisez pas de perdre ne serait-ce qu’une chaloupe ! Hors de question ! » Les propos de l’intendant avaient le mérite d’être sans ambiguïté...
Leurs membres pendaient raides et gelés, pareils à de gros radis blancs. Chacun retournait vers sa couche comme un ver à soie à son casier, et se réfugiait dans le silence. Affalés sur le flanc, ils se tenaient aux montants en fer. Le bateau se secouait violemment comme un cheval qui se débat pour se débarrasser d’un taon accroché à son dos.
Anticipant à la fois une "opération gouvernementale d'achat de riz" et une mauvaise récolte, les prix s'étaient "envolés". Mais des bienfaits qui en découlaient, rien justement ne découlait jusqu'aux paysans eux-mêmes. A l'heure actuelle, qui donc avait la main sur les stocks de riz ? Sûrement pas les paysans. Ils avaient vendu les tout derniers grains en novembre ou décembre, quand le riz est le moins cher. Chaque fermier était conscient que de cette "opération d'achat", il ne verrait même pas la queue.
"Il faut les récompenser - flatter leur sensibilité, les faire travailler par plaisir, sinon, ça risque de devenir n'importe quoi, avait suggéré Yoshida.
- On va dépenser un peu, leur sortir de beaux diplômes dorés, leur préparer des cérémonies ennuyeuses, très solennelles, tu verras que tous ces culs-terreux de paysans feront très vite profil bas".
Le lendemain matin, quand les ouvriers descendirent à l'usine, ils découvrirent l'étudiant de la veille [NB : qui s'était écroulé de fièvre et d'épuisement en plein labeur] ficelé au montant d'une machine. Sa tête pendait sur sa poitrine dans la posture d'un poulet étranglé, une grosse vertèbre saillant en haut de sa colonne vertébrale. En guise de bavoir, il avait une pancarte en carton où l'on reconnaissait clairement l'écriture de l'intendant.
«CE TRAÎTRE EST PUNI POUR CAUSE DE MALADIE SIMULÉE. INTERDICTION FORMELLE DE LE DÉTACHER.»
On va pas pleurer cinq ou six bougres qui manquent. Mais ces chaloupes, je m’en remets pas !
– Et oui, que je te dis ! Et maintenant, si on continue à turbiner comme ça, ils vont avoir notre peau pour de bon. Si on veut pas qu’il y ait des sacrifiés, il faut qu’on se mette tous à débrayer, tous ensemble. Comme la dernière fois. Il l’a bien dit, le bègue, le plus important c’est de se rassembler. Si on avait uni nos forces, on aurait triomphé de tout, vous le savez maintenant. – Et même s’ils appellent le destroyer, on y fera face tous ensemble – ce sera le moment ou jamais de se serrer les coudes, et s’ils veulent nous arrêter, il faudra qu’ils nous arrêtent tous, sans exception ! C’est précisément ce qui nous sauvera !
Afin que tout soit irréprochable et que rien ne vienne gripper l’engrenage, ils sélectionnaient des travailleurs dociles qui ne s’intéressaient pas aux syndicats. Mais finalement le « travail » tel qu’il était organisé à bord des bateaux-usines aboutissait au résultat inverse de celui qu’ils recherchaient. Les conditions de travail intolérables poussaient irrémédiablement les travailleurs à se rassembler, à se syndiquer. Les capitalistes tout « irréprochables » qu’ils fussent, n’avaient malheureusement pour eux pas assez de discernement pour comprendre ce paradoxe. C’est presque comique, envisagé de ce point de vue. S’ils avaient voulu faire exprès de mettre ensemble des travailleurs non encore syndiqués et les pires soûlards pour leur donner le mode d’emploi du rassemblement, ils ne s’y seraient pas pris autrement.
(p. 98-99, Chapitre 8).
– Mais c’est pas possible de se foutre de la vie des hommes à c’point !
– La vie des hommes ?
– Ouais !
– Mais voyons ! Asakawa ne vous considère pas comme des êtres humains !
L’intendant placarda aussi une affiche annonçant que ceux qui, à l’inverse, auraient le moins travaillé subiraient “la brûlure”. Il apposerait sur la chair nue une barre de fer chauffée au rouge. Dès lors, leurs journées de travail furent hantées par cette menace de la brûlure qui les suivait comme leur ombre et qu’ils ne pouvaient fuir nulle part. Les résultats sur la productivité furent spectaculaires.
Le poêle crachotait de la fumée sans parvenir à produire de chaleur. Les êtres humains confinés dans cet endroit, grelottant de tous leurs membres, avaient l'impression d'avoir été confondus avec des saumons et jetés par erreur dans les chambres réfrigérées.
L'entreprise de pêche prenait d'infinies précautions dans le recrutement des hommes. Ils demandaient aux maires des villages et aux chefs locaux de la police de leur recommander des "jeunes gens modèles". Afin que tout soit irréprochable, et que rien ne vienne gripper l'engrenage, ils sélectionnaient des travailleurs dociles qui ne s'intéressaient pas aux syndicats. Mais finalement le "travail" tel qu'il était organisé à bord des bateaux-usines aboutissait au résultat inverse de celui qu'ils recherchaient. Les conditions de travail intolérables poussaient irrémédiablement les travailleurs à se rassembler - à se syndiquer.
C’est pas dans leur intérêt de nous tuer. Leur but, leur vrai but, c’est de nous faire turbiner, de nous pomper la sueur, de nous pressurer, mais alors jusqu’à la moelle, pour obtenir des profits faramineux.