Marie, photographe, lit "Baleine" de Paul Gadenne (Éditions Actes Sud, 2005)
Dans le cadre de "A vous de lire !" © Des auteurs aux lecteurs, 2010
La pureté du site nous exaltait. La côte, sur une longue distance, était plate, et nous circulions dans une parfaite solitude, entre deux ou trois lignes simples, ou notre oeil n'aurait pu déceler le plus léger accident : la ligne noire de la forêt, à notre droite ; une ligne dorée, devant nous, à la frontière du sable et de l'écume : et à gauche, un horizon liquide, dur et gonflé. Toutes ces lignes couraient se rejoindre sous nos yeux, en un point éloigné vers lequel nous entraînait leur convergence, et qui fuyait toujours.
Est-ce que je n'étais pas en train de me disqualifier? Je me le demandais parfois avec désespoir craignant de trouver un jour devant moi quelque juge à la face terrible, connaissant l'emploi que j'avais fait des minutes de mon existence depuis trois ans. Qu'aurais-je pu répondre ? J'avais commencé un livre pour me justifier et ne l'avais pas terminé. J'avais tendu mes efforts, mes espoirs vers Marcelle, c'est-à-dire vers cette minute de paix que je cherchais parmi les détours de son caractère et du mien, à travers un labyrinthe d'événements obscurs. J'avais cherché Marcelle à tous les carrefours, dans tous les cafés, sur toutes les avenues; j'étais prêt à la chercher dans toutes les villes, afin d'obtenir d'elle, fût-ce par la violence, cet instant d'harmonie qui devait être le signe, le point de départ pour moi d'une vie nouvelle. Oui, je savais maintenant ce que je cherchais sur la terre; je cherchais la Réconciliation. Ces hommes qui jouaient à la belote ne savaient pas pourquoi ils étaient sur la terre. Il fallait que je fusse bien déprimé pour avoir eu un instant l'idée de me comparer à eux. Les voyant, je me sentais relevé vis-à-vis de moi-même. Je le sentais d'abord à la colère que me faisait éprouver leur vue. Ces hommes étaient morts, moi je vivais. Je n'avais pas besoin de chercher comme eux à « tuer le temps». Ah, non! mais c'était le temps qui me tuait, et cela me faisait sentir ma vie davantage. Je vivais. J'avais une vie misérable, mais je vivais. Mon cœur à l'intérieur de moi était tout rouge. Quoi qu'il pût advenir, j'aurais goûté la vie, j'aurais humé sur mes lèvres cette saveur de vase et de sang; même au plus fort de mon dégoût, j'aurais connu les ivresses de la conscience. J'étais conscient même de mes hontes. Je sentais une gêne en moi du côté de Marcelle. Je voulais supprimer cette gêne, et c'était par là que je sentais ma dépendance. Rien ne pouvait faire que je comme fusse si cela, cette gêne, ce souci, comme si Marcelle n'avaient pas été. Je pouvais bien (si les choses impossibles sont de notre ressort) décider, par un décret de ma volonté, l'inexistence, la suppression de Marcelle. Ma conscience me disait que Marcelle existait, qu'on ne supprimait pas Marcelle. J'avais beau me dire que Marcelle n'était pas le véritable objet de ma poursuite, que Marcelle n'était là qu'à la place d'une autre, qui n'était là elle-même que pour autre chose, cela ne la supprimait pas. Décider, par un effort de ma volonté, que Marcelle n'existait pas, c'était me condamner à penser à Marcelle, c'était entériner son existence. Il n'y avait qu'un moyen de supprimer Marcelle, c'était de la faire exister plus fort, de lui donner ma vie. Ou si elle ne voulait pas de ma vie, c'était de vivre une heure, une minute parfaite avec elle; c'était de me rapprocher d'elle, ne fût-ce que pour une heure, une minute, mais assez fort pour qu'il n'y eût plus aucun vide à combler entre nous. C'était cela que je voulais. Il fallait abolir, pendant une heure, tout ce qui nous avait séparés, éloigner de nous toutes les pensées qui ne nous étaient pas communes, afin de réaliser une union sans défaut, d'offrir une fois au monde, avant son engloutissement, un exemple lumineux, de quoi le faire rougir de sa folie : comme si sa folie et la nôtre n'étaient pas la même folie, ne procédaient pas du même foyer allumé à l'aube des temps... Tels étaient l'image, le désir, qui m'avaient guidé jusqu'à Cette ville, qui m'avaient conduit de la rue Boulard à ces rues tristes et inconnues où j'attendais Marcelle. Une heure de ce bonheur, mettons une journée (qu'est-ce qu'une journée ?) mettons une nuit et je tenais Marcelle quitte pour toujours. J'étais sincère, affreusement sincère et affreusement décidé décidé à obtenir, par tous les moyens, cette heure parfaite, qui devait faire de moi un homme libre. J'imaginais la chambre lointaine et sans attache avec la terre où, au plus profond de la nuit, je tiendrais pour une fois le corps et l'âme de Marcelle entre mes bras où je tiendrais pour une fois les yeux de Marcelle sous mes yeux. Je m'en irais content avec cela, j'étais prêt à le jurer; après cela l'univers pourrait se remettre à exister sans Marcelle.
Il comprit alors que la perte, ou plutôt la disparition de Marcelle avait transformé sa vie; en même temps que cet événement le désespérait, il lui inspirait une sorte d'énergie à rebours. Il ne serait jamais le mari de Marcelle, peut-être même jamais son amant d'une heure, il ne luttait plus pour cela. Il luttait avec un terrible entêtement, avec l'énergie du naufragé, pour une heure de paix avec elle. Une grande patience, une patience implacable lui était venue. Il ne se disait pas qu'il aurait dû avoir honte. La honte disparaissait sous la poussée d'un sentiment plus fort. Les autres l'ignoraient, le piétinaient; il était sous leurs mains, comme un insecte. Seul, au fond de son cœur, il savait ce que, sous l'apparence de gestes démesurés, il demandait réellement à cette femme; c'était une chose dont personne n'aurait pu avoir le courage de rire. Mais ici, les mots ne suffisaient plus. Et déjà dans son grand désir, dans sa lutte contre ce monde fermé, au fond de la plus amère privation, il trouvait ce qu'il n'avait jamais trouvé, ce que Marcelle elle-même n'aurait pu lui donner à ce degré la sensation d'une mystérieuse présence. Et il lui semblait par moments qu'il la volait, et qu'à son insu même il lui retirait un peu de sa vie, pour lui en donner une autre que ni elle ni lui n'avaient voulue.
Le silence n’existe que par les mots qui sont autour.
Chapitre IX
- Mais, petite fille que vous êtes, savez-vous seulement comment c'est fait, une baleine ?
- C'est très gros, et ça lance de l'eau par les narines. Et ça a toujours l'air de lire.
Il se trouvait un peu gêné, sans trop savoir pourquoi, d’entendre parler d’Armande devant la jeune inconnue qui, assise sur son pouf, était prodigieusement occupée à maintenir une tasse bleue en équilibre sur soucoupe rose. Tous les services aujourd’hui étaient dépareillés, affirmait Mme Barsac, oubliant qu’il en avait toujours été ainsi chez elle, et que c’était plutôt pour elle une heureuse conséquence de la guerre que le monde fût mis à l’unisson de son élégant désordre.
(Chapitre III)
Ce qui est en train de mourir, mon petit, c’est la neutralité. Un homme qui reste neutre, c’est un homme qui pourrit.
Chapitre XIV
En aucun temps la vie ne constitue une justification. Ce qui est extraordinaire, en tout temps, […] ce n’est pas de mourir, c’est d’être en vie.
(Chapitre I)
Ce qu'il n'arrivait pas du tout à comprendre, c'était qu'on puisse placer un homme en pleine santé devant sa mort, l'abandonner seul avec cette unique attente, puis l'amener un matin, avec ou sans cérémonie, dans un lieu choisi, toujours sordide, pour lui trouer le corps minutieusement.
Chapitre XII
"Le bonheur, c'est quand on n'attend plus, quand l'espoir ni l'anxiété n'ont plus de sens, quand il n'y a rien de ce qui pourrait être qui soit supérieur à ce qui est. Et ce bonheur-là contenait plus que le bonheur : car il ne faisait que rentrer dans cette paix qui vient du sentiment d'un accord intime avec le monde."