« [
] Chestov (1866-1938) de son côté, tout le long d'une oeuvre à l'admirable monotonie, tendu sans cesse vers les mêmes vérités, démontre sans trêve que le système le plus serré, le rationalisme le plus universel finit toujours par buter sur l'irrationnel de la pensée humaine. Aucune des évidences ironiques, des contradictions dérisoires qui déprécient la raison ne lui échappe. Une seule chose l'intéresse et c'est l'exception, qu'elle soit de l'histoire du coeur ou de l'esprit. [
] il dépiste, éclaire et magnifie la révolte humaine contre l'irrémédiable. Il refuse ses raisons à la raison et ne commence à diriger ses pas avec quelque décision qu'au milieu de ce désert sans couleurs où toutes les certitudes sont devenues pierres. [
] »
[
] pour Chestov l'acceptation de l'absurde est contemporaine de l'absurde lui-même. le constater, c'est l'accepter et tout l'effort logique de sa pensée est de le mettre à jour pour faire jaillir du même coup l'espoir immense qu'il entraîne. [
] » (Albert Camus, le mythe de Sisyphe, Editions Gallimard, 1985)
« [
] On trouve ainsi dans sa [Emil Cioran] correspondance : « Léon Chestov m'a rendu un service considérable : il m'a délivré de l'idolâtrie de la philosophie. Je devrais ajouter : de toutes les idolâtries. » (Lettre du 2 avril 1989 à Mme Alice L., in Les cahiers de l'Herne, Emil Cioran, Champs classiques, Éditions Flammartion, 2015)
« Les philosophes aspirent à expliquer le monde, de façon à ce que tout devienne clair et transparent et que la vie ne recèle plus rien (ou le moins possible) de problématique, de mystérieux. Ne faudrait-il pas au contraire s'attacher à montrer que cela même qui paraît aux hommes clair et compréhensible est étrange, énigmatique et mystérieux ? Ne faudrait-il pas s'efforcer de se délivrer et de délivrer les autres du pouvoir des concepts dont la netteté tue le mystère ? Les sources de l'être sont en effet dans ce qui est caché et non dans ce qui est découvert. » (Léon Chestov, Athènes et Jérusalem, in Marc-Alain Ouaknin, Les Mystères de la kabbale, Assouline, 2003)
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Référence bibliographique :
Léon Chestov, Les grandes veilles, préface : 10 aphorismes, traduction anonyme, texte établi par la Bibliothèque russe et slave, 2012.
https://bibliotheque-russe-et-slave.com/Livres/Chestov%20-%2010%20aphorismes.htm
Image d'illustration :
https://www.amazon.com/Le%CC%81on-Chestov-philosophe-Cultures-socie%CC%81te%CC%81s/dp/2720403229
Bande sonore originale : The OO-Ray - The Warm Before The Storm
The Warm Before the Storm by The OO-Ray is licensed under an Attribution-NonCommercial 3.0 International License.
Site :
https://freemusicarchive.org/music/The_OO-Ray/The_Force_of_Water/The_OO-Ray_-_The_Force_of_Water_-_05_The_Warm_Before_the_Storm
#LéonChestov #LesGrandesVeilles #PhilosophieRusse
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« Le poisson recherche les grandes profondeurs, l’homme cherche le bonheur ». Mais il arrive aussi à l’homme de vouloir plonger dans les profondeurs bien qu’il reconnaisse qu’on n’y trouve pas le bonheur, qu’on y est mal, quelquefois même très mal.
Il est difficile d’expliquer pourquoi cela se passe ainsi. On qualifie ce besoin de trouble mental, de maladie psychique. En tout cas dès que l’homme remplace « bonheur » par « profondeur » ses semblables cessent de le comprendre et s’écartent de lui.
Le mensonge ne reste jamais fidèle à lui-même : il est tantôt ceci, tantôt cela.
VII
Il faut être très naïf pour espérer résoudre l’éternel mystère de la vie.
Pendant des milliers d’années les cerveaux humains ont cherché « le mot » et ne l’ont pas trouvé, ils ne s’en sont même pas approchés. Ils se sont même peut-être éloignés de lui. Néanmoins à notre époque nous cherchons la pierre philosophale aussi obstinément, avec autant d’inquiétude, qu’au Moyen Âge ; nous tirons nos augures du vol des oiseaux et des entrailles des animaux, comme dans l’Antiquité. Les nouvelles méthodes de recherche ne sont pas moins fantastiques que les anciennes ; il me semble que c’est déjà devenu un lieu commun. Nous nous penchons sur l’abîme en sachant que nous ne verrons rien, et nous n’avons pas besoin de voir puisque ce n’est pas de la vision que découle la connaissance.
La source de la force, c’est ce qui est considéré comme la source de la faiblesse : le vertige. Nous sommes attirés par l’abîme, par le non-résolu, par le mystère, non par le désir de deviner, d’éviter le malheur, de comprendre le mystère, en un mot d’organiser la vie. Nous devons nous déshabituer de la compréhension, aimer l’effroi, le non-organisé. C’est pour cela que l’abîme nous attire et nous repousse en même temps. Nous appartenons à la fois à deux mondes : l’un nous est cher, il est confortable et organisé, l’autre est austère, étranger, chaotique. Jusqu’à un certain moment de notre existence, il nous semble que la vie est seulement dans le premier et qu’il n’y a de place dans le second que pour la mort, le non-être imposé de l’extérieur, sans utilité pour personne.
Nous adaptons toutes nos espérances et notre idéal exclusivement au premier, le second nous apparaît comme un cauchemar, fruit de notre imagination auquel nous voudrions nous arracher. Mais peu à peu toute la réalité reprend ses droits. Nous commençons à nous convaincre que la vie ne se trouve pas seulement dans des maisons fermées et confortables, mais encore sur les mers, dans les déserts, en des terres lointaines que le pied de l’homme n’a pas foulées, et que le loup sauvage n’a pas visitées.
L’homme est un itinérant en relation avec la transcendance ; plus les circonstances l’assujettissent, plus il se sent le devoir d’être libre.
Là-bas, des hommes tuent, non seulement des hommes, mais leur pays, sans même soupçonner ce qu’ils font. Les uns s’imaginent accomplir une grande œuvre et croient qu’ils sauvent l’humanité. Les autres ne pensent à rien et s’adaptent simplement aux nouvelles conditions d’existence, ne tenant compte que de leurs intérêts quotidiens. Que se passera-t-il demain ? Pour ces derniers, la question les laisse indifférents. Ils ne croient pas en ce lendemain, de même qu’ils ne se rappellent pas ce qu’il y avait hier. Les gens de cette espèce forment en Russie, comme partout, la majorité écrasante. Et, si bizarre que cela paraisse au premier abord, ce sont ces hommes-là, les hommes de l’au jour le jour, entièrement absorbés par leurs petits intérêts, qui créent l’histoire. C’est entre leurs mains que se trouve l’avenir de la Russie, l’avenir de l’humanité, l’avenir du monde.
C’est seulement lorsque nous sommes seuls avec nous-mêmes que brillent soudain à nos yeux nos dernières vérités.
"Sur les confins de la vie"
Docile à l’Esprit du temps, Spinoza expose la doctrine de Descartes et glorifie la clarté et la distinction. Mais dans les profondeurs de son âme, Spinoza, tout comme Pascal, vénère pieusement le Mystère, méprise et hait tout ce qui est conçu distinctement et clairement. Ce qui est patent n’est nécessaire que pour la foule dont il dit lui-même : terret vulgus nisi paveat. Il faut tenir la foule par la bride, la menacer par les lois et par le châtiment infligé à ceux qui désobéissent aux exigences claires et distinctes des lois. Quant à Spinoza lui-même, il n’oubliait pas les paroles de saint Paul l’apôtre : « La loi est venue pour que le crime augmente. »
[Extrait d’un article sur Descartes et Spinoza, paru dans Le Mercure de France en 1923]
la liberté ne consiste pas dans la possibilité de choisir entre le bien et le mal... La liberté consiste dans la force et le pouvoir de ne pas admettre le mal dans le monde. (p.300)
Notre raison, par ses vérités propres, fait de notre monde le royaume enchanté du mensonge. Nous vivons tous comme des ensorcelés, et nous le sentons. Mais ce que nous craignons surtout, c’est le réveil, et les efforts que nous faisons pour rester dans notre engourdissement, aveuglés par Dieu ou, pour mieux dire, par les « vérités » que cueillit notre aïeul sur l’arbre défendu, nous les considérons comme l’activité naturelle de notre âme.
Nous considérons comme nos amis et bienfaiteurs ceux qui nous aident à dormir, qui nous bercent, qui glorifient notre sommeil, tandis que dans ceux qui essaient de nous réveiller nous voyons nos pires ennemis et une sorte de malfaiteurs. Nous ne voulons pas penser, nous ne voulons pas étudier nous-mêmes, pour ne pas voir la vraie réalité. C’est pourquoi l’homme préfère tout à la solitude.
Il recherche ses pareils, les hommes qui rêvent, dans l’espoir que les « rêves en commun » (Pascal n’a pas craint de parler de « rêves en commun ») l’affermiront encore en ses illusions. Par conséquent, l’homme hait surtout la Révélation, car la Révélation c’est le « réveil », la libération des chaînes imposées par les vérités « immatérielles », auxquelles les descendants d’Adam déchu se sont tellement habitués qu’en dehors d’elles, la vie même leur paraît inconcevable. La philosophie voit le bien suprême dans un repos que rien ne trouble, c’est-à-dire dans un sommeil profond sans visions inquiétantes.
C’est pourquoi elle écarte d’elle avec tant de soin l’incompréhensible, l’énigmatique et le mystérieux, et évite tellement les questions pour lesquelles elle n’a pas de réponses toutes prêtes.
Les philosophes aiment beaucoup à donner à leur arguments le nom de 'vérités", car lorsqu'ils portent ce grade, ils deviennent obligatoire pour tous.