Il se retourna. Il avait presque arrêté de fumer : c'était une grande victoire pour lui. Pendant la guerre, il grillait jusqu'à cent cigarettes par jour, les célèbres et épouvantables M.I.L.I.T, que certains avaient rebaptisées "Merde Italienne Lissée et Introduite en Tubes".
Bordelli repensait souvent à la guerre. Il lui semblait qu'hier encore il tirait sur les nazis. Les voix et les rires de ses camarades défunts retentissaient toujours dans ses oreilles. Chacun avait une façon bien à lui d'intervenir dans la conversation, de pousser des exclamations, de jurer. S'il avait fallu trouver une qualité à la guerre, c'était sans aucun doute la réunion forcée d'individus issus de toute l'Italie. La guerre lui avait permis de connaître d'autres dialectes et d'autres et d'autres mentalités, d'autres légendes et d'autres espoirs.
[…] – Au cours de l’opération de vendredi, vous avez laissé échapper un certain nombre de criminels.
– On ne peut pas toujours être parfait.
– Non, non, Bordelli, vous n’avez pas compris, ou plutôt vous avez très bien compris. Vous ne les avez pas laissés filer, vous les avez relâchés après les avoir arrêtés.
– Ce doit être l’âge…
[…] – Je le comprends. Mais vous ne pouvez pas prendre la décision de laisser s’échapper des voleurs !
– Je n’ai pas laissé s’échapper des voleurs, j’ai juste relâché des pauvres types.
Bordelli secoua la tête. Entendre les propos de ce père de famille équivalait à épier par le trou de la serrure l'âme de la bourgeoisie italienne. Cela confirmait ce dont il était convaincu depuis toujours : il n'y avait rien de plus pourri que la bourgeoisie italienne, que la haute, la moyenne et la petite bourgeoisie italienne, qui s'étaient putréfiées sous le fascisme et à la Libération. Tout était horriblement simple. Les riches ne songeaient qu'à être encore plus riches, peu leur importait la marche du monde, une seule chose comptait à leurs yeux : voler et accumuler des fortunes. Ils se moquaient bien d'être gouvernés par le fascisme ou par la démocratie, ils voulaient jusque qu'on les laisse s'enrichir tranquillement. Ils étaient avides, mesquins, stupides. Ils gagnaient de l'argent grâce à des gens qu'ils méprisaient - ce qui n'avait rien de nouveau, d'ailleurs. Ils étaient hautains, gloutons, banals, obtus, ils comptaient leur argent en se léchant les doigts, s'enfermaient dans leurs villas en croyant se couper du monde, ce monde qui se traînait sous le fardeau du travail, de l'autre côté de leurs jardins. Ils étaient persuadés d'écarter la mort de la même façon et lorsque l'un d'eux s'éteignait ils se dévisageaient, les yeux écarquillés, incapables de comprendre par quel mystère leur richesse n'avait pas su les protéger.
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¿ DOLCE VITA ?
...
« Un café, commissaire ?
– Fais-le-moi bien noir. Je me suis goinfré comme un ogre.
– Alors il vous faut aussi une bonne petite liqueur, dit Toto qui prit une bouteille sur l’étagère.
– Tu me raccourcis la vie, mon ami.
– Non, je vous l’adoucis…
– Toujours le même dilemme.
– Mais non, commissaire ! Sentez-moi ça, répliqua le cuisinier avant de lui remplir son verre.
– Viens t’asseoir un moment avec moi.
...
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[...]– Tu es fou !
– Bien sûr. Je suis fou parce que je refuse de condamner les pauvres gens et parce que je déteste ce pays ivre de rêves qui croit en la Fiat 1100.
– Quoi ? Tu es communiste ? » Bordelli secoua la tête. « Pour le moment, j’ai plus de facilité à déterminer ce que je ne suis pas. »
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PROCHAINEMENT SERA CE DU FRANCAIS DONT ON PARLERA COMME CELA ?
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– Homo faber fortunae suae… déclara Manlio Ceramelli De Lupi Scarlini avec un sourire.
– Vous connaissez bien le latin.
– Assez pour en tirer de la satisfaction.
– Pourriez-vous me traduire une phrase ?
– Je peux essayer.
– Elle est gravée sur une niche au croisement de deux sentiers, au milieu d’un bois, non loin d’une ancienne abbaye… Omne Movet Urna Nomen Orat.
– Bon, voyons voir… Écrite ainsi, elle est intraduisible. Si elle était plutôt formulée de la sorte… Omne movet urna nomen… Ora, ou Orate ou Oratius, et plus exactement Horatius avec un H… elle signifierait : L’urne agite tous les noms. Prie. Cela reprend un vers d’Horatius Flaccus, livre III, Ode 1, qui commence ainsi : Odi profanum vulgus, et arceo…
– Il est célèbre…
– Vous l’avez certainement rencontré au lycée. Je hais le vulgaire profane et je l’écarte. La citation de la niche est le dernier vers de la quatrième strophe, soit Omne Capax Movet Urna Nomen. La transcription a omis le mot Capax, mais ce n’est pas forcément une erreur. Ou plutôt je suis convaincu qu’il s’agit d’une omission volontaire. Chez les Latins, on plaçait dans l’urne les noms à tirer au sort, des noms qu’on présentait aux dieux. Dans un contexte chrétien, cela signifie : Priez pour que vos noms soient chanceux… Une allusion probable à l’Apocalypse, où l’on dit que les noms de ceux qui ont obtenu le salut sont inscrits dans le Livre de la Vie. Je trouve insolite et étrange qu’on ait utilisé un vers d’Horace, qui devait paraître très mystérieux au commun des mortels. J’aurais été moins surpris si la phrase avait été gravée à l’intérieur de l’abbaye. Des citations de ce genre peuvent être familières à la plupart des moines, nombre desquels recopiaient des manuscrits anciens. Mais ce pourrait être aussi une fantaisie d’un moine humaniste, par exemple de l’abbé lui-même… Je ne sais pas quoi vous dire d’autre, je regrette.
– Je pense que c’est suffisant, commenta Bordelli, qui avait l’impression d’être un parfait ignare.
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C’EST ARRIVE AUSSI ...
(dans ma famille, mais fusillés, il y a 79 ans)
« C’est arrivé ici… Les Allemands étaient basés à l’abbaye. Dans la journée, ils patrouillaient avec leurs chiens. Un matin, ils ont surpris le meunier avec un sac rempli de pain et ont compris qu’il l’apportait aux résistants. Ils l’ont pendu avec toute sa famille, les mains attachées dans le dos. Le père, la mère et les trois enfants. Ils ont obligé les gens du coin à assister à la scène. J’étais parmi eux, je m’en souviens comme si c’était hier. Les femmes sanglotaient. Ils ont pendu Giuggiolo en dernier, là, à l’endroit de ce gros nœud. Il avait huit ans. Ils l’ont gardé pour la fin, et il a eu ainsi le temps de voir tous les membres de sa famille ruer dans l’air. Son père en premier, puis sa mère, son frère de seize ans et sa sœur de dix. Après quoi, les Allemands lui ont passé la corde autour du cou et l’ont hissé. Giuggiolo a gesticulé encore plus que les autres et, quand il s’est arrêté, ils ont entonné une chanson… »
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[…] « Toujours les mêmes questions : pourquoi Dieu permet-il le mal ? L’histoire est-elle l’œuvre de l’homme ou possède-t-elle une force autonome ? Et le temps ? Qu’est-ce que le temps ?
– Avant que j’oublie, voulez-vous venir dîner chez moi mercredi ? »
Et dans le monde la compassion était plus rare qu'un chien à cinq pattes.