6.
La Supplication : Tchernobyl, chroniques du monde après l'apocalypse
Svetlana Alexievitch
4.37★
(2600)
Le 26 avril 1986, à 1h23 du matin, les explosions détruisent les réacteurs de la centrale nucléaire. Ce fut, comme le dit Svetlana Alexievitch « la plus grande catastrophe technologique du XXe siècle. » Il était important pour moi de reprendre ce livre dans ma bibliothèque ; je ne l’avais pas relu depuis longtemps. Un jour j’ai acheté La Supplication dans une librairie où, par hasard, j’avais rencontré Jean-Christophe Bailly qui me dit, « tu sais il n’y a qu’un seul livre à lire en ce moment, c’est La Supplication ». Il ne s’était pas trompé, c’était un livre qui parlait de la catastrophe, écrit par une journaliste ayant recueilli des témoignages et avouant elle-même dans son introduction qu’elle ne pouvait pas parler elle-même de Tchernobyl.
Elle a donc fait un travail énorme, en interrogeant beaucoup de personnes, aussi bien des soldats que ceux qui ont été réquisitionnés de façon mortifère, parce que morts deux jours après, en essayant de faire le maximum pour qu’il n’y ait pas de radiations. C’est de la « terre des morts » qu’elle parle sans arrêt et les gens l’évoquent constamment. Ce qu’il y a en même temps d’extraordinaire dans ce livre, c’est que personne ne parle vraiment de la catastrophe, c’est-à-dire de l’événement lui-même.
Tout le monde parle un langage étonnant car tout le monde a vécu un monde inconnu, et même ce mot est insuffisant ! C’est un monde sidérant je dirais. Une sidération dans laquelle certains vivent encore, en tout cas ceux qui ont survécu. Et puis dans ce livre il existe un autre langage, un langage que ne peuvent avoir que ceux qui l’ont vécu. Leur langage est là, entre le sublime, la déraison et les hallucinations.
Tous ou presque sont atteints, malades, handicapés bien sûr. On met des enfants au monde, mais ils vont mourir deux ans après… Svetlana Alexievitch le dit si très bien : ces gens parlent en touchant l’inconnu, l’incommensurable, en ne le comprenant pas, mais en le disant. Beaucoup refusent de partir. Ils veulent rester sur leurs terres et c’est le plus pathétique de la chose, car ils s’entourent des leurs qu’ils vont voir mourir ou devenir fous. Ils resteront près de cette terre et des animaux dont ils vont s’occuper, alors qu’ils verront la terre s’effondrer, mourir les animaux, les oiseaux tomber en vol.
Le récit est absolument hallucinant. Une femme raconte qu’elle conduit sa voiture et que soudain s’abat sur elle une pluie d’oiseaux mourants. Le livre n’est fait que de ce genre d’incident, d’une plongée dans l’inconnu, dans la déréliction, dans la sidération, dans les tombeaux. Cette terre reste le seul et unique repère puisque tout le reste est affolant.
Voici une nouvelle histoire des sens, une nouvelle histoire des langages. Svetlana Alexievitch a aussi interrogé des soldats, des médecins et des personnes venues s’installer dans la zone interdite. À chaque fois, ils expliquent l’incompréhensible. Les termes qu’elle recueille, semblent dits sous hypnose. « Ce qui s’est passé n’entre pas dans ma conscience », lui dit-on. Ainsi Tchernobyl ne peut pas rentrer dans la conscience, ce qui est dit avec un langage très étrange… une frontière s’installe entre le réel et l’irréel, frontière complètement dépassée au point qu’une femme, à un moment, dira : « oui, je vous parle de catastrophe, mais c’est de guerre dont je vous parle. » Ces personnes ont pour seule capitale la souffrance, et ils parlent de la guerre.
Le régime de l’époque leur a tout caché. La plupart du temps, ils ne savaient pas ce qui s’était véritablement passé à Tchernobyl. Les thèmes abordés sont nombreux, les animaux, la famille qui meurt, les oiseaux, les fourmis, les vaches, les cochons, la terre, la nature, les moineaux… Mais aussi la vodka, cette boisson qui fait tenir, qui est constante, présente, qui est là, tout le temps, dans les vies de chacun.
Parfois ils désirent montrer qu’ils ont été héroïques, et les soldats, disent avoir rempli leur devoir. Eux ne se révoltent pas, je pense qu’ils ne peuvent même pas. « Il leur reste seulement d’admirer leur tristesse », dit-elle. Comment comprendre cette phrase ? Quelqu’un va lui dire aussi : « vous savez, personne ne sait parler des monstres. Mais nous, les contaminés de Tchernobyl, nous savons comment ils meurent. »