Crohn de vie !
Je m'engage à dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité !
— Pourquoi n'êtes-vous pas venue me consulter plus tôt ?
Je déguste et il me fait des reproches ce con de toubib. J'en savais rien moi. Enfin si, je savais bien que mon cerveau du ventre déraillait complètement, il faisait son intéressant, me forçait à penser à lui tout le temps. Il était là quand j'aurais voulu un moment de solitude, me broyait les pensées, la respiration, les rêves. Un vrai psychopathe ! J'avais plus de souffle.
— Elle est basse cette tension, continuait le toubib en me desserrant le brassard pour enfant. J'avais perdu du poids.
— Je vais vous envoyer chez un confrère, un spécialiste de la maladie de Crohn. Il va vous trouver un traitement adapté à vos crises. En attendant mettez vos intestins au repos : régime sans résidus...
Devant ma tête blanche comme un silence en hiver...
— Ne vous inquiétez pas, je vais vous expliquer tout ça, voulut-il me réconforter.
Je m'inquiétais pas, je flippais à mort. Crohn, c'est quoi ce truc ?
Un repas de famille en vue... J'avais mon Tupperware de semoule, de riz ou de pâtes sous le bras, tout en offrant de délicieux chocolats.
Comment on considérait ma différence ? Un peu comme si je faisais des manières. Ben quoi, des fois j'avais l'air d'être à peu près en forme, alors pourquoi tout ce cinéma ?! Peut-être que je ne voulais pas expliquer. En quoi mes entrailles regardaient les autres ?
Je me suis engagée, c'est vrai. Rien que la vérité. Mais des fois je gardais tout dans mon cerveau crohnien. Ça restait coincé là, dans ce coffre-fort des émotions. Je n'aimais plus partager la couleur de mes symptômes, surtout depuis les consultations en salle d'endoscopie, quand le spécialiste invitait les internes à découvrir mon cas. Au fond, j'aurais pu oublier leur présence ; je ne voyais pas leurs têtes vu que j'étais dans la position d'un musulman pendant la prière.
Promis juré, je suivrai tous les traitements et participerai aux études cliniques. Je suis motivée, à fond !
— Vous voulez quitter l'étude clinique Soizic ? m'interrogeait le spécialiste. Il m'appelait par mon prénom, c'était plus humain. Mais Buzz, c'est le nom que j'ai donné à mon colocataire, gargouillait : "Fais gaffe, c'est une technique pour nous soutirer des informations."
Je ne voulais plus répondre à toutes les questions sur mes selles, mon sang, l'intimité de Buzz. Ni m'allonger dans la soucoupe IRM avec sa musique de marteaux, ça répercutait jusque sous mon crâne le souvenir de ma mère et de mon frère vaincus par le crabe.
J'en suis sûre, il était encore là à m'épier. Et puis, je me consolais. Mais non, moi j'ai une maladie longue durée, normalement t'en crèves pas, on me l'a plus ou moins promis. Sauf si t'attrapes une autre merde.
Je m'engage à percer à jour, avec l'aide de différents spécialistes du corps médical, les maladies associées au Crohn. L'ophtalmologue, le pneumologue, le rhumatologue... Pas toujours facile d'établir un dialogue limpide avec toutes ces pathologies liées à Buzz, elles formaient comme un gang de rue prêt à s'accaparer le quartier, taguant mon corps de l'intérieur. Par exemple, à cause d'un type louche, un zonard nommé HLA B27, j'avais du mal à marcher, pourtant fallait bien que je coure pour être la première dans la file d'attente des WC publics.
— Ça t'a plu Coba Parc ? le toboggan il était super je trouve ! jubilait ma frangine.
Coba Parc... L'attente était trop longue devant les toilettes des filles, alors j'ai foncé tête baissée vers les toilettes des hommes. Personne n'aurait pu m'arrêter ! J'ai pas trop aimé Coba Parc. Mais comment le dire, tout le monde s'en fout du second cerveau des autres, ou plutôt de leurs boyaux. C'est la honte quoi !
Je m'engage à ne pas écouter les autres Chroniens parler de leurs maladies, surtout les hommes. L'apocalypse !
On se retrouvait à trois ou quatre par chambres, séparés par un paravent. Chacun son fauteuil et sa perf dans le bras. L'infirmier attendait un quart d'heure, se passionnant pour ma vie, de quel trou je venais tout ça, histoire de voir si je ne tournais pas de l'oeil aux premières gouttes qui s'infiltraient comme des extra-terrestres. Ploc ! Ploc !
Sur ce coup-là j'étais une championne. Au bout de quatre heures j'avais gagné le droit de me barrer de cet endroit de malade. J'ai jamais aimé l'odeur de l'éther, petite je tombais dans les pommes.
Il y a eu plusieurs manches, des victoires, des défaites. Quand le goutte-à-goutte a perdu la bataille avec Buzz, j'ai eu droit à un entraînement pour apprendre à me faire des piqûres. Un nouveau plan d'attaque. Un jour je suis tombée sur une infirmière qu'avait tout l'air d'une gardienne de prison, ou d'un entraîneur de baseball. Cheveux en brosse, les bras musclés, la voix gueulante. J'ai eu la trouille, mais fallait que je reste clouée au fauteuil pendant qu'elle me montrait comment planter l'aiguille.
— Soizic, vous n'êtes pas allée faire votre bilan avec l'infirmière de consultation, s'inquiétait le spécialiste ?
— Euh, non, j'avais pas trop le temps, je devais aller chercher ma fille au lycée, elle était malade.
— J'espère que votre fille va bien.
— Oui, oui, juste un petit malaise, rien de grave.
Par chance, je pouvais oublier les seringues, le labo venait de sortir le traitement sous forme de stylos. Plus qu'à pincer le ventre ou la cuisse, plaquer le stylo rouge et gris contre la peau, pousser un bon coup, arrêter de respirer pour imaginer qu'on n'est pas là, que ça fait mal à quelqu'un d'autre, jusqu'à ce que la petite fenêtre sur le côté devienne jaune. Et puis respirer. Et recommencer ; deux injections toutes les semaines, jusqu'à ce que Buzz devienne moins turbulent. Un psy lui aurait peut-être fait du bien mais j'hésitais, tu sais jamais ce qu'ils sont capables de découvrir.
Je le jure, j'ai fait de mon mieux. Des fois je ne disais pas toute la vérité. Je zappais la date de la piqûre, m'offrant un peu de répit. Et aussi, je mentais au spécialiste qui voulait tout savoir sur ma vie, mon transit, ma liberté, putain quoi !
Oui des fois, j'avais envie de baisser les bras, de dire des gros mots, de dire vous m'emmerdez. C'est humain, c'est même vital. Si tu n'es pas capable de le penser, de l'écrire, c'est que tu ne sais pas ce que c'est d'avoir l'impression que ton corps ne t'appartient plus vraiment, qu'il n'a plus que le nom d'une maladie, la date de naissance d'un traitement, et une origine inconnue. Je ne sais pas si mon colocataire est noir ou blanc, s'il parle anglais ou un langage bactérien, s'il débarque d'un autre univers, parachuté là par une météorite.
Mon engagement, c'est de gagner cette bataille contre l'intrus qui me ronge de l'intérieur, me rend immunodéprimée, à la merci de la moindre merde qui traîne. Cela fait plus de trente ans que nous partageons le même corps. On s'est habitué l'un à l'autre. J'ai fait plus ou moins la paix avec mon coéquipier pour la vie.
"Laisse-moi manger des tomates s'te plaît. Laisse-moi sortir de chez moi sans angoisses. Laisse-moi entrer au centre commercial sans paniquer à l'idée de ne pas trouver les toilettes publiques. Laisse-moi me tourner dans mon lit sans sentir mes boyaux se tordre jusqu'au cauchemar."
Et de temps en temps il me taquine.
"Laisse-moi creuser un peu par-ci, un peu par-là."
"Temps mort ! j'explose, quand il va trop loin, bas les pattes sale morveux !"
Voilà, je me suis engagée à dire toute ma vérité, rien que ma vérité, je l'jure docteur.
— Les résultats de la dernière coloscopie sont presque parfaits. C'est incroyable, la fistule a disparu grâce aux différentes stratégies mises en place et à votre persévérance. Vous savez Soizic, on revient de loin.
— Alors je pourrai diminuer le traitement.
— Non, ce n'est pas possible vous êtes au dosage minimum. Dans la maladie de Crohn et, sachant vos antécédents, il faut rester prudent.
Mon ventre, c'est le terrain de jeu de Buzz, mais avec Nos règles du jeu. Je sais quand il frappe, je sais lui renvoyer la balle. Comme dans une Crohn de vie.
Gouelan.
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