C'est l'heure que j'aime. Tout est silence et nuit. J'entends seulement le cri monotone des grenouilles. au loin. Pas un souffle. Le temps est lourd. Dans un ciel chargé de vapeurs, j'ai vu monter tantôt une lune ardente. Les feuillages sont assoupis. Le sommeil des choses et des hommes permet à l'esprit de s'éveiller. La pensée n'est jamais plus active qu'à ce moment où tout repose. Les préoccupations ordinaires, tous ces mille riens dont se compose l'existence, tout cela tombe comme une matière inerte. Et l'âme dégagée de ses liens se met à flotter et à planer dans l'invisible. Quels horizons se découvrent ! C'est aussi l'heure où Dieu parle :
Dieu parle. Il faut qu'on lui réponde.
Le seul bien qui me reste au monde
Est d'avoir quelquefois pleuré.
. . . L'énorme paquebot s'ébranle. C'en est fait. Voici que je quitte le milieu où j'ai été façonné, une terre qui m'est tout, pour aller observer—là-bas —
d'antiques forme de vie, subtiles et supérieures. Au sein des civilisations très vieilles où j'atteindrai, quelles délices mon esprit va goûter ! Tout doit y être si différent de ce que l'on voit dans nos pays neufs, plus raffiné, plus rare, chargé de tant de souvenirs. Ces mondes historiques m'attirent, me fascinent depuis si longtemps. Enfant, j'étais déjà séduit par leur essence mystérieuse ; je subissais leur charme lointain et sans doute idéalisé. De voir que mon rêve de les visiter se précise enfin, que j'en touche aujourd'hui l'initiale réalisation, me plonge dans une sorte d'extase.
Pourtant quand je regarde fuir les rives américaines, s'effacer la silhouette de quelques amis venus pour me dire adieu, j'éprouve comme un regret. Tout un ordre d'impressions que je n'avais pu suffisamment prévoir m'absorbe, me rend distrait, tout triste.
C'est le soir. L'on me présente un jeune artiste qui s'en va étudier la peinture à Paris sous la direction des maîtres.
Dès le premier jour j'avais remarqué la physionomie de cet enfant. Il s'y reflétait une telle vie intérieure. Ses yeux semblaient suivre un beau songe. Et l'air de réserve, de distinction simple épandu sur toute sa personne, m'avait ravi.