«Ce qu'on appelle aujourd'hui “avant-garde historique” est–on le sait–un phénomène protéiforme et internationalement répandu, qui n'en traduit pas moins, dans l'espace de l'art et de la littérature européens de la première moitié du XXe siècle, un état d'esprit relativement unitaire».
Ce livre de 639 pages se compose de trois parties : I. L'Avant-garde littéraire roumaine, une étude de
Ion Pop (p. 9 à 105), II. Documents (manifestes, textes programmatiques, etc.) (p. 107 à 290) et III. Anthologie, regroupant des textes par auteur, dans l'ordre plutôt chronologique. Il a été traduit par un collectif de traducteurs dont certains sont eux-mêmes d'auteurs inclus dans l'anthologie, comme
Ilarie Voronca ou
Eugène Ionesco. Certains textes sont en réalité des fragments d'ouvrages déjà publiés comme pour
Max Blecher ou le même
Eugène Ionesco (cf. son livre Non).
L'étude de
Ion Pop me semble solide et exhaustive, aussi, je me permets de clore avec un long passage de ses «conclusions» :
«Un regard d'ensemble, même rapide, sur l'avant-garde roumaine découvre donc un paysage diversifié et dynamique, espace de convergence–particulièrement pour la première étape du mouvement–de plusieurs tendances, se révèle un esprit de “synthèse moderne”, explicable dans les conditions spécifiques de la société et la culture roumaine de l'époque. En fait, ce “modernisme extrémiste”, par-delà du radicalisme théorique propre à ce type de programme (radicalisme qui s'exerce entre la rupture et la négation, que par l'affirmation constructive de la nouveauté) relève d'une relative modération de la pratique créatrice: la formule “intégraliste” est d'ailleurs révélatrice à cet égard. “L'impureté” de la première vague avant-gardiste, des années 20–30, autant au niveau de la doctrine, où les divers programmes interfèrent, que par le travail d'écriture, parfois hésitant et tenté par un certain “assagissement”, pourrait être interprétée comme un signe de défaillance. Mais cette vocation de la synthèse du modernisme extrémiste mise en relief par le critique roumaine des dernières années (Matei Călinescu,
Adrian Marino, Ovid S. Crohmălniceanu, Marin Mincu) montre aussi son aptitude au discernement des faits et un esprit critique susceptible de renouveler en profondeur la création.
Car, bien que minimisée à l'époque, reléguée dans les marges ou acceptée avec de grandes réserves, l'avant-garde a exercé une influence importante sur les milieux culturels de ce temps, contribuant à la prise de conscience des conventions littéraires et artistiques et à l'ouverture audacieuse vers “l'esprit de l'époque” tel qu'il se manifestait dans les grands centres culturels européens. Branche “extrémiste” du modernisme théorisé au début de la troisième décennie par le critique
Eugen Lovinescu dont l'une des idées-forces était la synchronisation de la civilisation et de la culture roumaines avec ces nouvelles réalités de l'Europe, l'avant-garde a entretenu avec ferveur un état d'esprit dynamique, de non-conformisme esthétique et social, de disponibilité active à l'innovation.
Obligé de disparaître en tant que mouvement organisé après l'installation de la “dictature du prolétariat” (moment où l'ancien groupe surréaliste se disperse et
Gherasim Luca, Paul Păun et D. Trost choisissent de s'exiler), l'avant-garde a néanmoins survécu aux dures épreuves du “culte du prolétariat” stalinien, à travers l'oeuvre tardive de quelques-uns de ses militants tel
Gellu Naum et–après un long sommeil conformiste–chez Virgil Teodorescu. Les poètes de la première vague avant-gardiste s'étaient affranchis graduellement de leurs premières expériences:
Ilarie Voronca devenu poète français après 1933, avait évolué vers un langage simple et direct, abandonnant l'imagisme initial; Stephan Roll blâmait déjà en 1933 son passé politique au profit du journalisme engagé;
Geo Bogza s'était illustré surtout comme grand reporter; Sașa Pană écrivait peu avant sa mort ses mémoires, en fidèle archiviste de l'avant-garde mais non sans avoir payé, lui aussi, un lourd tribut au “culte du prolétariat”».