Une fois n'est pas coutume, Grasset nous offre la lecture d'une revue littéraire par le biais de Netgalley. C'est le second numéro spécial consacré au pays en guerre, ce second numéro est paru le 5 octobre. La revue paraît trois fois par an, elle compte sa trente-deuxième année d'existence, elle a pour directeur BHL et son comité éditorial compte, quelques exemples parmi d'autres, Andreï Bitov, Jens Christian
Grondahl, Atiq Rahimi, Salman
Rushdie,
Mario Vargas Llosa. Ce numéro a été composé par Iryna Dmytrychyn, directrice du département ukrainien de l'INALCO, Galia Ackerman, historienne et essayiste, qui a composé une première introduction de ce très fouillé et pointu portrait de la culture ukrainienne. Tandis qu'Oksana Pakhliovska a rédigé une seconde introduction qui rétablit ce lien entre l'Ukraine et l'Europe, que l'actuel président de la Fédération russe tente à tout prix de noyer, comme d'autres de ses prédécesseurs.
La revue est composée de deux grandes parties, la première qui reconstitue les liens historiques, géographiques, culturels et moraux entre l'Ukraine et l'Europe, la seconde sur les personnalités marquantes du pays. On retrouve dans cette première partie, un chapitre consacré à la plus grande université du pays, et de l'Europe de l'Est qui a eu un rayonnement européen, l'académie Mohyla de Kyïv. La culture cosaque fait partie de l'héritage culturel du pays, Iaroslav Lebedynsky se charge de nous en retracer les grandes lignes de l'histoire. Nous avons droit à un panorama riche et détaillé de l'histoire du pays, ou du moins des territoires distincts qui ont fini par former la nation ukrainienne : à travers des thématiques comme cette persistante et acharnée volonté russe à tuer dans l'oeuf le développement et la pratique de la langue ukrainienne, les dissidents ukrainiens, le passage de l'Ukraine de RSS à un état indépendant, la culture ukrainienne, à travers la littérature, religion et cinéma. Puis en seconde partie, on retrouve des parties dévolues aux esprits fondateurs du pays : Mazeppa, le philosophe du XVIIIe siècle Hryhoriy Skovoroda, le poète Taras Chevtchenko, Lessia Oukraïnka, Lina Kostenko, le poète Vassyl Stous, le théâtre ukrainien. Il y a de quoi largement rattraper ses lacunes en matière de culture ukrainienne.
Mais, au-delà même du fait de nous présenter un pays, et son identité culturelle, dont l'unité politique est toute récente, les auteurs s'attachent à mettre à jour ces racines bien plus profondes de l'histoire de l'Europe centrale, et simultanément ces articles mettent en exergue l'attachement profond de l'Ukraine à l'Europe, qui ne fait pas les affaires d'un
Vladimir Poutine, d'une
Catherine II, d'un Pierre le Grand. Si un procès avait dû être fait pour rétablir son appartenance, tous nos auteurs ici présents apportent avec force une foule de preuve que la russification du pays est un phénomène simpliste et trompeur, le résultat d'une politique de colonialisme de l'Empire russe. Loin d'être un atlas géopolitique sur le pays, sa politique agraire, son économie, les divers auteur-e-s ont choisi les personnalités et influences qui ont marqué la construction de cette identité ukrainienne, qui passe d'abord et avant tout par sa langue. Ce que son voisin russe a compris depuis longtemps.
La fragilité et la complexité de ce pays se reflètent par sa position ambivalente entre Europe et Russie, les invasions russes ne se sont d'ailleurs pas aventurés plus avant à l'ouest, même si cela leur a suffit pour commettre les massacres que l'on connaît. Elle pose la Russie en l'oppresseur qu'elle s'avère être à son égard, depuis des siècles, par le biais de son empire, de l'union des républiques, de sa fédération. Il est question de l'honneur de l'Ukraine, de présenter et défendre le pays autrement que par les armes ou les sordides images qui sont le lot quotidiens de ses défenseurs militaires ou en civils. Une plaidoirie pour démontrer à quel point le pays ne peut être réduit à son voisin russe, ou même polonais. Dénoncer cette politique d'interdits russe, des autodafés. A reconnaître ses guerriers de tout venant: qui la constituent, jusqu'à la révolution orange puis l'Euromaiden. Si l'Ukraine, comme la Pologne avant elle, est si avide de se tourner vers l'ouest, c'est comme l'écrit, son aspiration à cet esprit de liberté, qu'ont pu affirmés les pays au cours des siècles : la révolution française, les deux insurrections polonaises du XIXème siècle. Contrairement à la Grande Russie qui ne lui oppose rien d'autre qu'une sujétion répressive, totale et sans concession.
Cet ouvrage contribue également à désacraliser ce testament russe dont Poutine se prétend, l'auréole de gloire que porte son histoire, sa culture, et même pour certains
Vladimir Poutine, afin de mettre en lumière les propres mythes ukrainiens qui n'ont rien à envier ni à l'ouest, ni à la Russie, pour preuve la France a attribué la Légion d'honneur à Lina Kostenko dont vous retrouverez le discours retranscrit dans la revue. Même si on se doute bien que des choix ont été faits quant aux thèmes et aux personnalités choisies, pour la première fois, il m'a semblé découvrir le véritable visage de ce pays, que l'on se représente actuellement derrière les traits d'un président ancien acteur, qui a endossé son rôle de commandant en chef de manière impressionnante, sur les couleurs d'azur et d'or de son drapeau.
Il n'y a pas réellement de chapitres que je n'ai pas aimé lire. Celui consacré à la religion en Ukraine m'a certes un peu compliqué la tâche, et je l'ai passé un peu vite en vérité. J'ai beaucoup aimé cette seconde partie, où chaque chapitre est dévolu à la présentation d'une personnalité, notamment de la littérature du pays. Maria Grazia Bortolini nous présente ce qu'elle nomme "le principal poète et penseur de l'Ukraine du début de l'époque moderne", Hryhoriy Skovoroda, dont le musée vient d'être détruit par les bombardements russes. Oksana Pakhliovska nous présente celui dont on entend peut-être le plus parlé, le poète romantique Taras Chevtchenko, dont elle dit qu'il a posé les bases de l'identité moderne de l'Ukraine. L'auteure Lessia Oukraïnka apparaît également comme une auteure allant dans le sens de la liberté de l'Ukraine et des libertés individuelles. On y lit la vie du dissident Viatcheslav Tchonorvil, fervent nationaliste ukrainien. Nikol Dziub nous parle de Lina Kostenko, qui apparaît comme la véritable grande dame de la nation ukrainienne, en tant que mère protectrice et directrice. Poétesse, romancière, elle est l'auteure de Journal d'un fou ukrainien (2010) L'Harmattan. Ils réunissent tous cette même vision d'une patrie libre, loin du joug russe, mais éminemment conscients de la menace perpétuelle qu'il représente, cette volonté de s'élever, de se construire encore plus, malgré la guerre, dans une unité linguistique, culturelle, aux valeurs morales communes.
Ce numéro exceptionnel est d'une richesse extraordinaire et répond à toutes vos questions si jamais vous souhaitez cerner plus en profondeur l'invasion de l'Ukraine. Je confesse que si je m'étais contenté de regarder certains grands noms qui participent régulièrement à la revue (Yann
Moix, Christine Angot, pour ne pas les citer), je ne me serais peut-être pas aventurée à la lire. Mais j'imagine qu'il faut savoir faire le tri ou dépasser ses préjugés, car en
dehors de cette vitrine prestigieuse, se cachent les noms de l'intelligentsia ukrainienne à découvrir et à lire.
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