La révolution n'est pas finie

À la fin du XX° siècle, c'est l'ensemble de la société qui participe à la culture et détient ainsi une des clés essentielles d'accès au débat de société. À tous égards, ce progrès est considérable. La démocratisation de la culture porte bien son nom. Par elle, il ne s'agit pas seulement de donner à tous les moyens d'embellir et d'enrichir sa vie personnelle. Il s'agit de cela évidemment, mais aussi d'élargir le cercle de ceux qui jugent et qui, en discutant des goûts et des couleurs, participent à l'institution d'un monde commun par la confrontation de différentes visions du monde. Il s'agit, ni plus ni moins, de la mise en œuvre pratique de la démocratie.

La culture ne nous émancipe pas. Elle nous invite à nous émanciper. Elle nous propose d'élargir les limites du monde humain. Elle nous demande de rester révolutionnaires. De relever les défis de la modernité. De ne pas éviter la confrontation. De prendre le risque d'un monde plus ouvert. De ne pas nous enfermer dans les lieux communs. De briser les murs. De transgresser les limites.
De remettre en question les « mots usés et abusés », de rouvrir d'anciens débats à nouveau frais et d'en entamer de nouveaux. De déplier, entre l'individuel et le collectif, la complexité des choses. D'oser, en un mot, la liberté.

Parce que la culture a pour objectif d'élargir le monde humain, elle tend vers l'horizon le plus large. La culture ne joue un rôle émancipateur que si le cercle s'ouvre et s'élargit sans cesse. La censure, au contraire, a pour fonction de rétrécir ce cercle. Les nazis et les communistes pouvaient être aussi cultivés que possible, ils avaient exclu du cercle des pans entiers de la culture humaine. Par ce geste, leur culture avait changé de sens. Elle ne pouvait plus être émancipatrice. Elle ne pouvait qu'exceller dans l'enfermement identitaire, de race ou de classe. Cela ne l'empêchait nullement d'être parfois brillante. Mais elle ne pouvait plus libérer. La censure ne fait pas qu'exclure telle ou telle création, elle prend en otage ce qu'elle ne censure pas.

La thèse la plus fondamentale de ce livre est la suivante: l'origine de la liberté humaine est dans la langue. Dans la possibilité que nous donne la langue de ne pas dire les choses comme elles sont, mais de les inventer. Donc dans la possibilité de la fiction et de la création verbale.
Corollaire: si le langage permet de ne pas dire les choses comme elles sont, il permet aussi le mensonge. Le mal est l'inévitable revers de la liberté. D'un côté, bienveillance, bénédiction. De l'autre, malveillance, médisance, malédiction. L'être parlant ne peut vivre qu'en société et cette société ne peut être que divisée. Pas d'hommes libres sans conflit. La culture est un champ de bataille.