Escobar appartient à la pire race de meurtriers. Ses crimes ne sont pas ceux d'un psychopathe, que sa maladie excuse, ou d'un monstre, comme tel impossible à juger. «C'est seulement quand l'assassin est un homme vertueux, remarquait Graham Greene, qu'il peut être considéré comme un monstre.» Escobar ignora toujours la vertu. Tuant sur un simple soupçon ses gardes du corps les plus proches, il en vint, vers la fin de sa fuite, à l'assassinat préalable au soupçon, ainsi celui des maçons bâtissant des caches dans ses refuges.
Même la saga du crime au temps de la prohibition aux Etats-Unis ne peut être comparée. Il s'agissait, au mieux, d'une partie de gendarmes et de voleurs. Avec Escobar, c'est l'Amérique latine et sa peine à vivre qui est mise à nu. Tout se trouve dans son aventure: le poids de la violence et celui de la corruption, la faiblesse de l'Etat et la puissance du dollar, l'immensité de la nature, l'inépuisable rémanence du passé, le fatalisme guetté par le tragique, la conviction que le monde appartient toujours à autrui, que l'Histoire est faite au bénéfice des autres, que ceux qui gagneront sont ceux qui ont déjà gagné.
Toute évocation de la Colombie au temps de Pablo Escobar est injuste. Elle fait la part trop belle aux attentats aveugles, aux meurtres à façon. C'était une violence atroce bien sûr, mais tout le monde trouvait à s'en accommoder si bien qu'on remarquait plutôt à quel point les trépas, la violence, la guerre sont des heures chargées de fraternité — souvenons-nous de l'enthousiasme joyeux de Fabrice rencontrant la cantinière à Waterloo. Il n'y a pas que Stendhal pour exposer ce mélange de la mort et d'une complicité délicieuse.
Les Matins - L'être humain devient-il numérique ? .Bruno Patino Responsable des programmes et du développement numérique de France Télévision. Vient de publier avec Jean François Fogel chez Grasset : "La condition numérique"