Les Dépravés

Le docteur Houzelot était un honnête médecin, brillant même, influent, réputé, estimé…
L'éducation de son fils était remarquable bien qu'il dut l'éduquer seul. Aucune contrariété, aucune orientation ne venait entraver l'existence oisive de Maximilien, à flâner au gré de ses humeurs, libre de vivre des rentes paternelles sans être accablé de culpabilité et de honte…

Le docteur croyait fermement en sa future élection en tant que député, c'était son rêve ultime et sa plus grande gloire. Il se voyait déjà proche de Napoléon III et pourquoi pas ministre... Sa notoriété aurait dû lui assurer une victoire facile.
Cependant, la destinée lui joua un tour inattendu lorsqu'il fit la rencontre d'un directeur de prison, qui, fouillant dans ses archives, mit la main sur une infraction minime remontant à plus de trente ans et qui en fit un outil de chantage...
Sous le règne de Napoléon III, la moralité publique d'un député était d'une extrême rigueur, et même la plus petite infraction portant atteinte aux bonnes moeurs était passible de l'inéligibilité.
Ainsi, le docteur Houzelot était vulnérable à la divulgation de cette vieille contravention précieusement conservée par Mathussem.

Face à cette menace insidieuse, le docteur Houzelot, prêt à tout pour protéger son avenir politique, se résout à accepter la proposition de Mathussem consistant en un mariage forcé entre Maximilien et la fille de ce manipulateur machiavélique, afin de lui assurer un avenir confortable et un héritage considérable.
Il en résulte une scène saisissante où le fils est convié à un dîner chez cette famille qu'il n'avait jamais rencontrée auparavant, dans un immeuble sinistre, poussiéreux et chargé d'une odeur nauséabonde, rance et où tout, des lieux à la nature même de la famille, l'indignait profondément, y compris la fille qui acquiesçait aux propos infâmes de son père, prônant la maltraitance des prisonniers comme un moyen de maintenir un système rentable au bénéfice de son père qui partageait quelques secrets de ses honteuses économies.

Maximilien consentit à se sacrifier pour son père, acceptant d'épouser l'abjecte fille de Mathussem.
Il renonça cependant à cet arrangement le jour où sa maîtresse officieuse tenta de mettre fin à ses jours suite aux rumeurs autour de ce mariage sordide.
La malheureuse s'était jetée du cinquième étage d'un immeuble, mais le parasol extérieur d'une boutique avait amorti sa chute. Profondément affaiblie, alitée mais toujours consciente, Maximilien est submergé par les remords et décide de renverser les projets de son père en lui annonçant qu'il substitue à la sombre union proposée un mariage avec Geneviève, la jeune fleuriste qui venait de tenter de se suicider pour lui.

La nouvelle bouleversante de l'annonce de ce mariage inopiné provoque une onde de choc, contrariant son père mais suscitant aussi une profonde jalousie et haine chez les grisettes qui travaillaient avec la jeune fleuriste, particulièrement chez la jeune Clémentine :

« ça, on ne peut pas dire, je suis très bonne camarade. Mais penser qu'elle va se trouver mariée, mais vraiment mariée, à l'église, à la mairie, partout, et richement, et avec un jeune homme si bien, et qu'elle a trouvé son affaire à la première rencontre, lorsque tant d'autres qui valent autant qu'elles sont obligées de trimer pendant des années comme des mercenaires, avant de mettre la main sur quelque chose de potable, non, le bon Dieu ne serait pas juste ! »

Dans une étrange alliance, la jeune Clémentine, une authentique peste, va s'associer avec le docteur Houzelot afin de saboter ce couple d'âmes pures, sincères et généreuses.
Mais le tempérament farouche, jaloux et bête de Clémentine l'empêcherait de mener une opération délicate : elle ne sera que le pion aveugle et soumis d'une donneuse d'ordre impitoyable, Esther, une experte en floueries féminines, redoutablement patiente et intelligente, à qui le docteur Houzelot a promis une forte somme si elle réussit à faire tomber le couple.

La première manoeuvre consiste à semer le doute dans l'esprit de Maximilien, en lui faisant croire que la tentative de suicide de Geneviève n'était qu'une ruse pour attirer son attention et saboter le mariage arrangé par son père.

La fourbe Clémentine feint ensuite de jouer les amies consolatrices et bienveillantes, renforce ses désillusions sur l'inéluctable mariage de Maximilien avec une fille de la haute société, lui suggère qu'il serait préférable de quitter brusquement l'appartement où elle logeait, arguant qu'il vaudrait mieux pour elle de partir avant de subir l'humiliation d'une rupture inévitable et difficile à supporter… Manipulée, Geneviève cède aux manigances de Clémentine et accepte d'être amenée auprès d'Esther, qui la recueille en se présentant comme une noble bienfaitrice compatissante envers sa cause.

Dans ce tourbillon de mensonges et de tromperies, Maximilien est déboussolé : la concierge, achetée par Esther, lui annonce que Geneviève a soudainement fui en courant alors qu'elle était censée boiter, et il reçoit pour tout signe d'affection une lettre froide de sa bien-aimée lui donnant rendez-vous dans un sombre appartement, niché dans un quartier infâme.

Esther avait préparé le piège avec soin, connaissant parfaitement les manoeuvres de la police de Napoléon III. L'appartement était sous étroite surveillance et il ne fallait qu'une seule intrusion pour tomber dans le filet de la détention provisoire. On soupçonnait en ce lieu la présence d'un groupe de conspirateurs agissant contre le gouvernement.

Elle avait prévu l'arrestation tout en anticipant un remède empoisonné. Ayant dépêché Frédérique, une de ses sbires, elle se présente lors de l'arrestation arbitraire de Maximilien et se montre émue pour sa détention provisoire. Frédérique lui rend fréquemment visite en prison, et finit par le séduire. Esther avait coutume de dire : "Il n'y a qu'un seul moyen de détacher un homme d'une femme qu'il aime. le seul et unique (...) est de lui présenter une seconde femme qui fera oublier la première."

Au fil de ses visites en détention provisoire, il ne rencontre que Frédérique et finit par succomber à son charme, persuadé que Geneviève l'a trahi en le dénonçant à la police. Il l'accompagne ensuite en Italie, mais les choses prennent brièvement une tournure compliquée.
Frédérique n'était censée que le détacher de Geneviève et le convaincre de rejoindre son père en lui faisant croire que toute relation avec elle était impossible. Une fois de retour à Paris, elle devait partager les gains avec Esther.

Cependant, l'appât avait tellement bien fonctionné que Frédérique eut l'envie de détourner l'accord passé avec Esther.
De manière énigmatique, elle a causé la mort de Maximilien avant de le faire inhumer en Italie. Dans une lettre adressée à son père, Frédérique lui annonça qu'elle organiserait les funérailles, mais refusa de rapatrier les cendres en France, à moins d'être grassement indemnisée... Elle avait le monopole sur son sépulcre grâce à un faux testament de Maximilien. La somme demandée pour l'indemnisation atteignait presque un million d'euros si l'on devait la convertir aujourd'hui. le père a payé, honteux et en colère, puis est revenu en France pour poursuivre froidement son ambition politique.

Mathussem, qui avait toujours la possibilité de faire chanter le docteur Houzelot, finit par accepter un second marché où il ne révélerait rien de compromettant à condition que ce soit lui, et non son fils décédé, qui soit marié avec sa fille, bien qu'il ait 52 ans. La fille de Mathussem, tout aussi crapule que le père, n'a pas même un mot d'indignation.

Croiriez-vous que le docteur Houzelot puisse se résoudre à épouser la fille de l'ignoble scélérat ? Mais oui ! Puisqu'il est nommé député ! Et voilà la morale et la douce fin.

C'est l'une des satires les plus sanglantes qu'on puisse faire de la rage politique qui tourmentait l'époque. Et en arrière-plan, on aperçoit une galerie de femmes toutes aussi vicieuses que dépravées. Ah... Un magnifique spectacle tout ça !

Il y a dans ce roman une intrigue longue et complexe à tiroirs, d'une grande originalité, mais l'auteur se laisse trop souvent emporter par de nombreuses exagérations.
Les personnages ou les faits sont sujets à cette tendance, tandis que la pureté incontestable de Maximilien et Geneviève est mise en contraste. Mais c'est peut-être totalement intentionnelle et dans l'esprit d'une satire après tout, et à ce jeu la plume de Henri Rochefort s'y prête à merveille.