Citations sur Falaises (104)
Mon frère a disparu et au fond, d'année en année, de rencontre en rencontre, d'escale en escale, c'est ce qu'il semblait faire. Je le reconnaissais un peu moins chaque fois, ses gestes anciens s'effaçaient sous de nouveaux, ses sourires, ses attitudes, son visage sous d'autres sourires, d'autres attitudes, un autre visage. Mon frère changeait comme on s'efface, se recommence et, dans ce processus irréversible, bientôt je fus la dernière trace d'une vie passée, et qu'il voulait oublier.
Une fois morte, elle n'a cessé de m'accompagner, de vivre auprès de moi, de saturer chaque moment de sa présence, chaque parcelle d'air de son souvenir et du mystère de ma mémoire trouée. Longtemps elle est venue me visiter, de jour comme de nuit, et parfois encore aujourd'hui. Les premières années, ses apparitions quasi quotidiennes ont dépassé le strict domaine des rêves et des cauchemars, des souvenirs ou de la mémoire, pour gagner celui de l'hallucination.
Je ne peux que constater que ni l'une ni l'autre ne TENAIENT A MOI, quand moi j'aurais passé ma vie à tenir aux autres, à m'y accrocher même quand ils n'auront été que des planches savonneuses, des équipiers douteux, des comparses peu fiables, incertains.
Ici la nuit est profonde et noire comme le monde.
Ne pas tomber en miettes ni fondre en larmes. Ne pas m'enfoncer, me laisser entrainer par ceux qui sont loin désormais, à qui j'étais lié et dont le poids me leste.
Ce qui s'efface de nos cerveaux s'efface aussi de nos corps, de notre sang, de notre vie, ne laisse aucune trace, ne creuse aucune empreinte, sinon celle d'un vide absolu, vertigineux et froid.
Je me relève et je me dis parfois que le passé est une fiction, qu'on peut en faire table rase, qu'on peut bâtir sur des ruines, et vivre sans fondations. Il m'arrive aussi de penser le contraire.
Et si la vie n'est rien d'autre que ce fil ténu qui nous rattache les uns aux autres, le mien était définitivement déficient, fragile et glissant, comme rongé par le sel.
J'ai passé plusieurs heures ainsi dans le silence absolu, immobile, et je crois qu'au fond, si je ne pleurais pas, c'est que les larmes m'inondaient à l'intérieur, noyaient mes organes mon cœur mon sang mes viscères mes poumons, jusqu'à me rendre liquide et pluvieux.
Je ne peux que constater que ni l'une ni l'autre ne tenaient à moi,quand moi j'aurais passé ma vie à tenir aux autres, à m'y accrocher même quand ils n'auront été que des planches savonneuses, des équipiers douteux, des comparses peu fiables, incertains. Et si la vie n'est rien d'autre que ce fil ténu qui nous rattache les uns aux autres, le mien était définitivement deficient, fragile et glissant, comme rongé par le sel.