La colère des doux est comme l'alcool chez ceux qui ne boivent pas. elle est rare et dure mais ils deviennent possédés
On ne sait jamais l'empreinte qu'on laisse chez les autres.
Mais en Bretagne, dans cette terre que j'avais laissée vivre sans moi, qui n'avait pas changé, où de vieux parents se faisaient enterrer, un sentiment beau et douloureux d'appartenance émergeait désormais. Si notre pays est celui où l'on a les plus grands souvenirs, alors j'étais d'ici. Alors j'étais de cette terre entre dunes, champs et bruyères, de cette presqu'île lovée entre deux bras de mer.
Les rôles avaient bien changé. En tenant la main de grand-mère, c'était moi, son petit-fils qui la protégeais désormais. Ma grand-mère centenaire était redevenue une petite fille.
J’allais dire au revoir à grand-mère. J’entrai dans des jours incertains où chaque baiser déposé sur son front pouvait être le dernier.
J’allais dire au revoir à grand-mère. J’entrais dans des jours incertains où chaque baiser déposé sur son front pouvait être le dernier. On me préviendrait un matin pour dire qu’elle était morte. Et alors, comme pour grand-père, il me reviendrait à la mémoire la toute dernière fois où je l’aurais embrassée. Quand les gens meurent, on se souvient d’abord du dernier instant passé avec eux. Puis ce souvenir se dissipe et répparaissent d’autres moments plus significatifs qu’une portière qui se ferme sur un visage ou un corps sur un lit d’hôpital.
Je passai devant une chambre à l’étage et ressentis un violent coup au coeur. La pièce avait été désertée par des cousins qui finissaient leurs vacances le matin même. La porte était grande ouverte sur le couloir et une fenêtre laissait passer un filet d’air. On avait retiré les draps, les taies d’oreillers. Une serviette gisait au pied du lit. Il n’y avait plus un savon, ni crème ni shampoing, rien, aucun produit de maquillage posé sur le lavabo de la petite salle de bains attenante. La chambre paraissait abandonnée. Seules les taches de dentifrice sur le miroir et un rasoir usagé trahissaient un passage récent. Le matelas portait encore la marque des corps qui s’étaient endormis et réveillés ici pendant des semaines. Le lit était un vieux ridé tout nu. Il exhibait sa chair. Il grelottait. Cette chambre, je savais bien qu’on ne la referait plus cette année. Elle n’accueillerait pas de nouveaux occupants avant l’été suivant. Et j’assistais au désastre comme un voyageur immobile qui, sur le quai d’une gare de province, vient d’assister au passage d’un train sans arrêt. Voilà. Les moments passés ensemble rappelaient ce train qui s’enfuit à toute vitesse et fait trembler les quais avant de laisser derrière lui des étincelles, un courant d’air tiède, le souvenir d’un grand fracas. Le spectacle de cette chambre vide m’effraya, son silence. Ce jour-là, je compris que quelque chose était fini. Tout à fait fini. Que les vacances, on devait les vivre avec ses amis, sa famille. Lorsque tout le monde est rentré alors il faut s’en aller aussi.
Au cours de ce voyage, jamais ne me parut aussi évidente la fragilité des miens; Les années passant, avec l'âge et dans la mort elle se révélait. mon père et ma mère aussi pouvaient être brisés et il revenait à nous désormais de les serrer dans nos bras. Les plus forts avaient besoin du soutien des faibles. Sans doute était-ce cela une famille, un enchevêtrement, une tour de Kapla dont l'équilibre précaire tient, coûte que coûte, grâce à la solidité des uns et malgré la fébrilité des autres.
On ne sait jamais l'empreinte qu'on laisse chez les autres.
Enfermés à l’école toute l’année, Jean et les autres faisaient l’apprentissage de la vie au cours des grandes vacances. Dans les jardins et sur la plage, ils couraient en liberté. Ils se dépensaient sans compter. Et je songeais qu’il n’y a qu’au mois d’août qu’on est vraiment un enfant.