AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de nebalfr


J'ai très classiquement abordé l'oeuvre d'Akutagawa Ryûnosuke avec son plus célèbre recueil en français, Rashômon et autres contes – puis j'ai poursuivi l'expérience avec La Vie d'un idiot et autres nouvelles : si ces deux recueils témoignaient chacun de ce que l'auteur était avant tout un maître du récit court, ils illustraient en même temps combien son oeuvre sur ce format était variée – alternant vieux contes issus de la tradition japonaise, par exemple des Histoires qui sont maintenant du passé, et récits contemporains intimistes, davantage tournés vers la psychologie des personnages, et tout particulièrement le ressenti intime d'un narrateur au bout du rouleau qui se fait le porte-parole de l'auteur, à la façon des « romans du moi » dont un Dazai Osamu, notamment, était emblématique (voyez par exemple La Déchéance d'un homme) ; en même temps, quelle que soit l'époque choisie, le ton pouvait osciller entre un plus ou moins naturalisme un peu amer, et des expériences à la lisière du fantastique ou au-delà, éventuellement plus colorées – ce en quoi je suppose qu'il s'associe définitivement à son ami, moins connu de par chez nous, Uchida Hyakken (voyez Au-delà – Entrée triomphale dans Port-Arthur).



La Magicienne, troisième recueil de l'auteur que je lis, témoigne de cette diversité, mais, en même temps, met particulièrement l'accent sur une déchirure déjà sensible dans les deux précédents volumes, et à vrai dire emblématique des écrivains de Taishô : l'opposition parfois douloureuse entre un Japon traditionnel regretté et un déconcertant Japon engagé à marche forcée dans la voie de la modernisation à l'occidentale. En fait, trois des cinq nouvelles ici rassemblées, les trois premières, relèvent d'une sorte de « cycle thématique » qualifié de kaika (ki) mono, ou « histoires du temps de la modernisation » (le cycle comprend deux autres nouvelles figurant dans les recueils antérieurs : « Chasteté d'Otomi » dans Rashômon, et « Le Bal » dans La Vie d'un idiot) ; ce sont des récits assez divers, mais qui ont en commun d'illustrer cette thématique sans véritablement y apporter de solution – ce serait trop simple. Maintenant, on aurait probablement tort, à trop se focaliser sur cette question, de voir en Akutagawa un écrivain « passéiste », ou « réactionnaire » ; sans doute ne commet-il pas l'erreur de trop idéaliser le passé, comme celle de rejeter violemment et l'Occident, et la modernité (il y a trouvé son bonheur plus qu'à son tour, et au premier chef en littérature). Son propos n'est pas essentiellement politique, par ailleurs. Seulement, il fait part d'une vague nostalgie, pas forcément très rationnelle, pas moins poignante… Une vague nostalgie qui ferait alors écho à la « vague inquiétude », lacunaire explication par Akutagawa de son suicide en 1927, à l'âge de 35 ans – je relève au passage que les cinq nouvelles ici rassemblées ont été composées entre 1918 et 1920 pour quatre d'entre elles, et 1923 pour la dernière, toutes en tout cas avant le grand tremblement de terre du Kantô, qui serait un tel traumatisme pour les Japonais d'alors.



Si les trois nouvelles de kaika (ki) mono figurant dans La Magicienne ont une parenté thématique marquée, elles se montrent cependant assez différentes les unes des autres. La première, « Les Poupées » (Hina 雛), qui est la plus tardive (1923), est aussi la plus touchante. Elle est narrée par une petite fille (ou, plus exactement, Akutagawa rapporte les propos d'une vieille dame se remémorant quand elle était une petite fille, durant l'ère Meiji), issue d'une bonne famille toujours plus désargentée – au point où le père décide de vendre une collection de poupées traditionnelles (dont l'histoire remonte à l'époque de Heian) à un collectionneur américain (…) tout disposé à lui payer un gros chèque. La narratrice est horrifiée par ce choix, elle qui accorde une importance sentimentale énorme à ces poupées – y attache-t-elle aussi une valeur symbolique ? Indirectement, c'est probable – d'autant que l'affaire incite à voir en chacun des autres membres de la famille des archétypes au regard de cette question : la mère est enfermée dans le passé, mais pas moins dans l'impuissance, le frère est un jeune homme fort en gueule et qui brûle volontiers les bateaux, tous les bateaux, pour ne surtout pas repartir en arrière, et le père, enfin, prétend naviguer dans un entre-deux nébuleux et comme tel probablement intenable. En définitive, nous verrons bien ce qu'il en est de l'attachement à ces poupées, symbole faussement frivole d'une culture en proie au doute quant à son identité même… C'est une nouvelle très forte, riche d'images puissantes à vrai dire – et si les membres de la famille ont quelque chose d'archétypes, dans un récit au symbolisme marqué, Akutagawa Ryûnosuke parvient pourtant à ne pas trop charger la barque, et surtout à faire que les émotions de ses personnages ressortent avec le plus grand et le plus douloureux naturel ; la voix de la petite narratrice y a sa part, indéniablement.



« Un crime moderne » (Kaika no satsujin 開花の殺人, 1918) aborde la question d'une manière bien différente, dans le fond comme dans la forme. Comme le titre le laisse entendre, cette nouvelle tient du récit policier, au travers de la confession, dans une ultime lettre, d'un crime et de son mobile – avec quelque chose d'un peu pervers, qui me renvoie, peut-être à tort, à certaines oeuvres à peine un peu postérieures d'Edogawa Ranpo, les deux écrivains étant des contemporains. En revanche, le qualificatif « moderne » du titre est probablement plus ambigu que dans la nouvelle qui précède et celle qui suit (« Un mari moderne ») ; je tends à croire qu'il renvoie, au moins pour partie, à ce genre policier, avec ses figures occidentales classiques chez Edgar Allan Poe, Arthur Conan Doyle ou encore Gaston Leroux, qui s'exportait bien, même si depuis tout récemment, dans le Japon de Taishô ? Bon, je ne sais pas… Cette « modernité » est probablement avant tout d'essence psychologique, en tout cas – éventuellement importée en même temps que le récit policier : dans cette confession, le crime compte peut-être moins que sa justification, ou plus exactement le fait que la justification initiale s'avère à terme, aux yeux mêmes du criminel, comme une imposture aux soubassements obscurs et d'essence égoïste, quand le geste fatidique avait été commis au nom de l'altruisme – et s'il faut encore chercher des équivalents parmi les écrivains japonais du temps, je suppose que c'est ici le nom de Tanizaki Junichirô qu'il faudrait avancer, un auteur qui s'était lui aussi, à l'époque, essayé et à plusieurs reprises au genre policier, avec une ambiguïté morale plus généralement caractéristique de son oeuvre ; en tout cas, j'en ai l'impression… Quoi qu'il en soit, dans son registre, c'est une nouvelle sympathique, qui fonctionne bien – sans renverser pour autant.



La troisième nouvelle – et la dernière de ce « cycle » de kaika (ki) mono dans le présent recueil – s'intitule « Un mari moderne » (Kaika no otto 開花の夫, 1919) ; le titre renvoie à la précédente, et nous y croisons là encore un « vicomte Honda », le nom du destinataire (ou plus exactement d'un des destinataires) de la lettre d'aveu du « crime moderne », même si je ne suis pas certain qu'il faille à tout crin y voir un même personnage. le ton, de toute façon, est très différent : nul aspect policier ici, mais un discours sur la modernité plus ouvert, plus explicite, au travers de ce personnage qui entend conclure un mariage d'amour (à la française, dit-on), et vit dans un univers où le Japon traditionnel n'a tout simplement plus sa place – ce qui ressort notamment de la décoration de sa résidence. Citons le texte (p. 68) : « Tout avait un parfum de nouveauté surannée, la décoration vous plongeait presque dans l'angoisse à force de faste, et si je voulais la qualifier encore, je dirais que l'ensemble faisait songer au son d'un instrument de musique désaccordé, oui, ce cabinet de travail était un reflet fidèle de l'époque. » Mais, au fond, sous couvert d'une discordance, donc, entre la tradition et la modernité, la nouvelle fait probablement autant sinon plus état de ce que le désir d'idéal ne peut conduire qu'à la déception – ceci, pour le coup, n'est peut-être pas propre à ces Japonais d'alors, avides de s'occidentaliser... La peinture (si j'ose dire…) des moeurs est remarquable, dans cette nouvelle, qui trouve donc à s'illustrer dans le mobilier et les oeuvres d'art, même si la thématique prétexte du mariage d'amour ne m'a pas parlé plus que cela.



Avec la quatrième nouvelle, qui est de loin la plus longue du recueil (dans les 80 pages, contre une trentaine pour les quatre autres récits – en fait, il semblerait que ce soit une des plus longues nouvelles dans toute l'oeuvre d'Akutagawa), on change assez radicalement de registre : « La Magicienne » (Yôba 妖婆, 1919) est en effet, même contemporain, un long récit fantastique qui pioche dans le folklore nippon, mais en se mettant sous le patronage explicite de Poe et de Hoffmann ; à vrai dire, le caractère contemporain de cette aventure est probablement de la première importance, et, en cela, pourrait malgré tout renvoyer au cycle kaika (ki) mono, car, tout aussi expressément, le narrateur insiste sur le fait que son étrange histoire s'est bien produite dans le Japon de Taishô, consacrant beaucoup de pages à assurer son lecteur que le surnaturel et l'inexplicable sont toujours aussi prégnants en cette époque par essence « moderne ». En ce sens, « La Magicienne » explore bien la même tension caractéristique entre Japon ancien et Japon moderne, et le fait de citer expressément des auteurs occidentaux, comme les modèles d'un récit pourtant parfaitement japonais, joue de cette même ambiguïté – et, je suppose, non sans un certain humour. Car si le récit, sur une base classique d'amours contrariées, abonde en séquences cauchemardesques, et si la magicienne du titre est un personnage effrayant, au service d'une divinité à son tour ambiguë, l'histoire cependant se montre avant tout grotesque, délibérément : on ne fait pas du tout dans le fantastique subtil, ici ! À vrai dire, et d'autant plus que, passé donc un assez long préambule, le récit se montre assez frénétique dans ce registre, il m'a à nouveau fait penser à Edogawa Ranpo – mais, bizarrement ou pas, davantage celui du récit policier le Lézard Noir que celui d'histoires lorgnant plus ouvertement sur le fantastique. Hélas, cela a eu sur moi la même conséquence – un profond ennui… renforcé par une tendance du récit à se montrer bien trop bavard. Amateur de fantastique, et ayant particulièrement prisé certains récits d'Akutagawa dans ce registre qui lui plaisait bien, notamment dans Rashômon et autres contes, j'attendais beaucoup de cette longue nouvelle, mais, en définitive, c'est celle qui m'a le moins parlé – et même, autant le dire, celle qui m'a déçu, celle que je n'ai pas aimé… le folklore nippon, qui a forcément quelque chose d'original pour un lecteur occidental (ou qui l'avait – mais je dois dire que certaines scènes m'ont évoqué les yôkai de Mizuki Shigeru, par exemple dans nonnonbâ), et de manière concomitante la tournure grotesque du récit, pouvaient jouer en sa faveur, mais son rythme et son débit ont pesé davantage dans la balance, hélas, et je me suis… ennuyé, oui.



Reste une dernière nouvelle, et c'est le jour et la nuit : « Automne » (Aki 秋, 1920) est un récit très délicat, très subtil, tout en notes discrètes, qui tranche on ne peut plus avec la frénésie grotesque de « La Magicienne ». le thème central du mariage rapproche peut-être « Automne » d' « Un mari moderne », mais en inversant les rôles, puisque c'est cette fois une femme qui sera notre personnage point de vue, si elle est elle aussi, à sa manière, éprise d'idéal – seulement, ce récit est beaucoup plus poignant, ce qui le rapproche davantage à mes yeux des « Poupées » ; et je me demande, naïvement peut-être, si ce sentiment ne tient pas à ce que ces deux nouvelles mettent au premier plan, et dans le rôle de narratrice dans la première, des femmes ? Non que je sache bien ce qu'il faudrait en déduire, concernant aussi bien l'auteur, son pays, son époque… ou mon ressenti de lecteur. Quoi qu'il en soit, nous y voyons une femme brillante, et qui avait tout notamment pour devenir un grand écrivain, se sacrifier, en n'épousant pas l'homme qu'elle aime, un écrivain lui aussi, afin de laisser sa propre soeur, follement amoureuse, l'épouser à sa place, et en épousant quant à elle un ennuyeux banquier – cette décision fatidique ayant aussi (et peut-être même surtout ?) pour conséquence de mettre un terme à ses ambitions littéraires. L'archétype de la femme qui se sacrifie est très commun dans la culture japonaise, mais cette illustration particulière touche énormément, avec cette décision peut-être imposée par cette culture, ou tout autant par le désir d'idéal, et qui en définitive ne satisfait personne. Notons aussi que cette nouvelle dépeint par moments les milieux intellectuels de Taishô, un tableau qui vaut le détour. « Automne » est une très belle nouvelle, très émouvante.



À vrai dire, c'est probablement celle que j'ai préférée dans ce recueil, avec, à l'autre bout, « Les Poupées », donc. J'ai apprécié, aussi, « Un crime moderne », dans un registre très différent. « Un mari moderne » m'a laissé davantage froid, si j'ai apprécié ses descriptions, y compris morales. « La Magicienne », je suis passé totalement à côté. le recueil, en prenant en compte ce bémol non négligeable (avec ses 80 pages, la novella occupe presque la moitié du volume auquel elle a donné son titre), m'a plu, toutefois bien moins que La Vie d'un idiot, et incomparablement moins que Rashômon. Mais je poursuivrai certainement l'expérience, probablement avec le quatrième recueil de nouvelles d'Akutagawa qu'est Jambes de cheval. À suivre, donc…
Lien : http://nebalestuncon.over-bl..
Commenter  J’apprécie          30



Ont apprécié cette critique (3)voir plus




{* *}