Drôlement tendre ce livre, terriblement attachant son héros, ce jeune garçon prénommé Shell. Ce roman est une parenthèse enchanteresse faisant la part belle aux êtres différents, cabossés, ceux que l'on moque, que l'on regarde étrangement, ceux que l'on relègue instinctivement loin de soi, aux confins, ceux que l'on bat aussi parfois…les encombrants, les gênants, les brimés, ces êtres dont on ne sait que faire.
Provence dans les années 60. Nous sommes dans la vallée de l'Asse, une vallée reculée à l'habitat dispersé et parsemé, en plein coeur des Alpes de Haute-Provence. Shell vit avec ses parents qui tiennent une vieille station-essence, aux deux pompes faméliques et désuètes, à 10 kilomètres du premier village. Autrefois c'était une station Shell d'où le blouson qui appartient au garçon avec ce mot écrit en gros dessus et dont il est fier. Avec son blouson sur le dos, le petit lave les pompes ou fait le plein aux rares clients. du fait de ventes insuffisantes, le pompiste a du changer d'enseigne.
Le jeune garçon est très seul, sans frère et soeur, sans voisin, sans ami. Il a quitté l'école alors qu'il n'a que 12 ans, parce que ça ne se passait pas bien, ni pour les apprentissages, ni avec ses camarades de classe qui ne cessaient de le harceler. Il n'est pas adapté au système scolaire classique, le médecin l'a estimé trop différent des autres pour continuer une scolarité normale.
Nous découvrons au fil des pages qu'il n'est en effet pas comme les autres et qu'il fait souvent des "bêtises" comme mettre le feu à la garrigue qui a failli dévaster la montagne, par exemple, cet été 1965, sans le faire exprès...C'est un petit garçon dont la tête n'a pas grandi, qui comprend tout au premier degré, qui a une simplicité d'entendement, le genre de garçon qualifié dans les villages ruraux d'idiot du village. Un « moteur de 2CV » dans sa tête mais avec une carrosserie « d'Alfa Roméo Giulietta » comme lui-même nous l'explique.
« Ma tête, au contraire, elle était grande, bien plus grande que celle des autres. C'était le monde qui était petit, et je ne voyais pas comment on pouvait faire rentrer quelque chose de grand dans quelque chose de petit ».
Ne voulant pas être mis dans un institut spécialisé et désireux de prouver à ses parents qu'il est devenu grand maintenant, qu'il est désormais un homme, il décide de fuir la station en pleine nuit, un grand sac en bandoulière et la 22 long rifle de son père, pour partir à la guerre, celle qu'il voit à la télé, télé toujours allumée et véritable membre de la famille d'ailleurs. Mais cette guerre, il ne sait pas où elle a lieu et c'est sur un plateau que son errance le porte, là où il décide de rester un peu et là où il fait la connaissance de Viviane, jeune parisienne qui passe ses vacances là. Elle est la Reine, elle va devenir sa Reine.
« Elle avait une drôle de voix rauque, une voix de femme qui n'allait pas avec son corps de fille. Elle était très mince, tellement qu'elle avait l'air de pouvoir se glisser entre deux rafales de vent sans déranger personne. Ses cheveux étaient courts et blonds avec une longue mèche sur le front, un genre de coupe de garçon. Mais ce sont ses yeux qui m'ont frappé, et quand je dis frappé, j'ai vraiment eu l'impression de recevoir un coup, parce qu'ils avaient l'air en colère et que je n'avais rien fait ».
Elle va venir le voir tous les jours, lui trouver une bergerie abandonnée pour qu'il puisse se cacher et dormir, lui apporter à manger, jouer avec lui. Pendant ce temps les gendarmes le recherchent.
Elle va surtout lui raconter son Royaume, dicter ses règles et ses commandements de Reine, et ensemble, ils vont réinventer le monde, un monde empli de poésie, d'innocence, de secrets et de serments, loin, très loin de la réalité qui les fait souffrir tous deux d'une façon différente. Viviane obsède Shell. Elle est jolie, espiègle, forte, fantasque et il est prêt à tout pour elle…Or, un jour, elle ne revient pas, après plusieurs jours d'attente, quasi inanimé, Shell est recueilli par le berger, Matti, qui vit toute l'année sur le plateau…
Ce qui est formidable dans ce court roman est que parole est donnée au petit Shell dont on découvre le monde, les brimades, l'errance, la rencontre avec Viviane puis Matti, les angoisses, à travers son regard. Cette vision d'un enfant, d'un enfant attardé qui plus est, donne au récit un ton frais et pur, un regard décalé, drôle et innocent. Très touchant le plus souvent. Ses étonnements, ses émerveillements, ses ressentis sont d'une poésie renversante. Ses pudeurs, d'une innocence délicate.
« J'ai aspiré une grande bouffée de nuit, une odeur âcre d'église, d'ardoise et de sarriette (…) Enfin le jour s'est levé, je me suis tourné vers lui. C'était une eau rouge qui montait à l'horizon et qui coulait sur le plateau par seul côté où il n'était pas fermé, ce même plateau vers lequel j'allais bientôt tomber, même si je ne le savais pas encore évidemment. Et tout d'un coup la lumière rouge est devenue blanche, le plateau s'est mis à briller, c'était le plus bel endroit du monde. Un gros rocher dépassait des champs, je suis allé m'allonger contre pour dormir. Avant de fermer les yeux, j'ai vu un sainfoin flou avec une grosse fleur pourpre. Sur la tige, un scarabée couvert de rosée grimpait vers le soleil ».
Nous sommes touchés non seulement par ce que vit et ressent Shell, marqués par son innocence, portés par son amour, mais, à travers son regard et ses mots, dans le récit offert, nous touchons du doigt doucement les faiblesses et inaptitudes de Viviane et Matti. Trois êtres cabossés à leur manière. Trois êtres à la lisière de la société et du monde adulte « normal » qui manque souvent cruellement de poésie.
Ce roman est un véritable hymne à la différence, à la tolérance et à la liberté qui permet de retrouver avec bonheur notre âme d'enfant. En tout cas, c'est certain,
Jean-Baptiste Andréa a dû la conserver la sienne, son âme d'enfant, pour nous offrir une histoire d'enfants aussi magique, aussi poétique et aussi belle ! Sans oublier cet humour entremêlé au tragique qui fait de ce roman un récit délicat sans fioriture ni mièvrerie, sans jugement ni pathos. Pas étonnant qu'il est reçu le prix du premier roman en 2017 ainsi que le prix Fémina des lycéens cette même année. Un auteur dont je vais poursuivre avec bonheur la découverte !