La Mémoire délavée par
Natacha Appanah
Ed Mercure de France Collection Traits et Portraits 150 Pages
Sélection Prix essai France TELEVISIONS 2024
Natacha Appanah a 51 ans, elle est Mauricienne mais d'origine Indienne. «
La mémoire délavée » est son dernier livre paru il y a un an.
Il en est des livres comme des bijoux, ou mieux des diamants. Ces derniers sont souvent artistement taillés par des orfèvres habiles de grand talent. Il en est de même pour certains livres. »
La Mémoire délavée » est un diamant brut, noir, éclatant.
Natacha Appanah est d'origine Indienne. Elle relate le parcours de ses aïeux qui en 1872 quittèrent les Indes à la fin supposée de l'esclavage sous la colonisation de l'empire britannique. Ils rejoignent par leurs propres moyens l'Ile Maurice dans l'espoir d'y découvrir un présent meilleur. C'est une page d'histoire méconnue dénommée « l'Engagisme ». « L'Engagisme est un système de travail sous contrat mis en place dès 1830 par les Européens pour pallier le manque de main d'oeuvre dans les champs de canne des colonies après la libération des esclaves. C'est une transhumance mondiale, une migration organisée et multidimensionnelle dictée par l'expansion coloniale de l''Europe… »
« L'histoire de l'engagement indien est introduite dans les écoles mauriciennes à travers cette anecdote : on aurait raconté aux premiers engagés que, sous les rochers, à l'Ile Maurice dorment des quantités d'or et qu'il suffit de les retourner pour gagner une fortune. A mon pupitre d'écolier, j'avais bien peu de compassion et me moquais de cette crédulité. de l'or sous les rochers qui peut croire à un truc pareil ? » En effet ces coolies déjà fichés par un numéro qui les identifie, prélude à de futurs tatouages morbides que connurent les Juifs dans les camps de la mort. Arrivés à Port Louis pour remplacer les esclaves noirs, ils vont s'échiner dans les plantations de canne à sucre pour un salaire de misère avec des patrons plutôt peu bienveillants.
Natacha Appanah va nous raconter son histoire familiale, et tout particulièrement celle de ses grands-parents dans un livre court de 150 pages, admirablement illustré de dessins à la plume ou au fusain intégrés à l'histoire. Si le livre démarre avec un poétique et symbolique ballet d'étourneaux qui migrent annuellement, la symbolique forte de l'histoire renvoie à la migration de ces déplacés qui se retrouvent en Terre Inconnue. La mémoire est délavée par le temps, par les années, par le passage des générations. le talent de
Natacha Appanah affleure avec une délicatesse infinie à chaque phrase. « Tant qu'il y aura des mers, tant qu'il y aura la misère, tant qu'il y aura des dominants et des dominés, j'ai l'impression qu'il y aura toujours des bateaux pour transporter les bommes qui rêvent d'un horizon meilleur. « Voilà une métaphore qui n'a jamais été si actuelle.
Avec une émotion de grande tenue, Natacha nous raconte la vie douloureuse et pourtant heureuse de ses grands-parents dont elle ne parvient pas à se démunir du souvenir. « Qu'est-ce qu'on ne donnerait pas pour revoir encore une fois le visage des gens qu'on a aimés profondément ». Elle nous révèle, alors, d'une écriture magnifique comment elle découvre, ébahie, le palimpseste qu'étaient ses grands-parents. «
Je ne peux pas dévoiler cette vie empreinte de combats de dignité et d'amour. Découvrez-la !
« Voilà un autre des effets de la vie dans les plantations coloniales, de la vie de dominé. On finit par croire que non seulement sa langue maternelle est inférieure, mais que, dans certains domaines, ses dieux ancestraux le sont aussi… » L'écriture est belle à pleurer, vrai. Ainsi en apprenant la mort de son oncle, « pendant des jours et des jours, j'ai été habitée par un chagrin entier à l'image de ces chagrins d'enfant qui nous faisaient pleurer dans un coin, la tête dans les mains. «
Ce livre, assez court pour être lu et relu, est d'une beauté sans nom, il illustre ici aussi le bel essai de
Cynthia Fleury paru cette année « Clinique de la Dignité ». La dignité, est avec la migration, le coeur même d'une histoire écrite avec une grâce infinie guidée par l'amour de la famille de l'autrice. Livre bien sûr où la migration, fil conducteur de l'histoire, s'illustre par cette si belle phrase « j'imagine toutes ces mains jointes et ces prières silencieuses pour mes grands-parents sur leur lit de fleurs parfumées -oeillets d'inde, roses, hibiscus, frangipaniers. Comme j'aime cette grâce qui les accompagne dans cette dernière traversée. Comme j'aime cet hommage des vivants pour leur migration ultime. «
Un livre rare. Un Diamant noir vous dis-je.
PS : Ce livre faisait partie de la Sélection Catégorie Essai-Non-Fiction du Prix des Lecteurs France-Télévision 2024. Ce jury est composé de 11 lecteurs /trices choisis dans toute la France dont le Président cette année était
Augustin Trapenard qui a pris la Succession de
Bernard Pivot, créateur du prix en 1995, décédé. J'ai eu la chance et le bonheur de faire partie du jury qui a décerné son Prix à
Beata Umubyeyi Mairesse pour «
le Convoi ». Je profite de cette chronique pour vous remettre le lien de la chronique que j'en avais faite.