2011, l'ETA déclare une trêve dans la lutte armée qui l'oppose au gouvernement espagnol. Faut-il croire l'organisation séparatiste basque après les années meurtrières qui ont endeuillé des familles de gardes civils espagnols, mais aussi de villageois sans histoire, fiers de leur appartenance à l'Euskadi ? La famille du Txato appartient à ces victimes broyées par la radicalité d'un activisme révolutionnaire.
Le Txato s'était hissé à la tête d'une petite entreprise de transport à force de travail et d'opiniâtreté et menait une vie ordinaire, cycliste du dimanche, fidèle aux copains et aux parties de cartes au bar du village. Un homme prospère, mais sans ostentation et dépourvu de la morgue de ceux qui ont réussi. Quand l'organisation avait exigé l'impôt révolutionnaire, il avait payé sans trop rechigner, soucieux de ne pas se créer d'ennuis inutiles. Puis les exigences s'étaient faites démesurées, il avait alors tenté en vain de négocier, et le harcèlement avait commencé : lettres de menaces, inscriptions insultantes sur les murs, visages fermés. Les amis s'étaient détournés dans un silence pesant, obstiné, et les insultes avaient distillé leur poison : mouchard, traître, vermine. Jusqu'à l'assassinat en pleine rue.
Fernando Aramburu dépeint dans
Patria la désagrégation d'une communauté villageoise prise dans l'engrenage des fidélités ou des supposées trahisons à une cause, celle du combat pour l'indépendance d'une région : Euskal Herria. Cette cause est dévoreuse de tout : d'enfants quand ils s'engagent dans la lutte armée, d'argent quand il faut des fonds pour l'organisation, de paix quand elle se manifeste par des attentats plus ou moins aveugles, d'amitiés quand elle brise les liens entre les êtres. La cause devient un cancer monstrueux secrétant de la haine, du chagrin, de la rancoeur tandis que ses métastases s'étendent à tous les organes de la société : entreprises rançonnées, commerces éjectant les « mauvais clients », Église redéfinissant le « bon fidèle », police traquant les complicités et torturant...
Aramburu dresse le portrait de deux familles pulvérisées par la violence de l'ETA. Son angle d'approche n'est pas qui est pour et qui est contre puisque toutes deux ne se posent pas la question, elles sont basques, vivent dans leur village depuis des générations, sont amies et s'arrangent d'un soutien bon enfant aux idées indépendantistes. Tout bascule quand l'ETA ne reste plus une nébuleuse aux confins de leur existence, mais s'y invite et exige d'elles un engagement sans réserve. le prix à payer sera extrêmement lourd des deux côtés.
L'écrivain assemble les souvenirs des uns et des autres sur vingt ans. Deux mères de famille, Bittori et Miren, qui tiennent debout grâce à la haine, des enfants qui se débattent entre traumatismes et remords et, paradoxalement, des hommes quasi effacés. Les femmes paient – dans leur chair et dans leur âme – un conflit où la virilité des hommes est exaltée dans des valeurs de sacrifice et de patriotisme. Pas un seul homme ne sort indemne sous la plume d'Aramburu : l'aveuglement du Txato, la faiblesse de Joxian, la tristesse morbide de Xabier, l'exaltation stupide de Joxe Mari, le retrait de Gorka, la lâcheté de Guillermo, l'égoïsme de Quique. La force, la détermination se trouvent du côté des femmes, pour le meilleur et pour le pire. Miren, confite en haine et dévotion, récupère sa fille handicapée abandonnée par son mari. Arantxa a toujours désapprouvé l'attitude de sa famille après l'assassinat du Txato et ne le cache pas. Nerea veut s'engager dans une procédure de discussion entre victimes et terroristes. Quant à Bittori, la veuve du Txato, elle retourne au village pour découvrir les tenants et aboutissants de l'assassinat de son mari.
En 2017, l'ETA a définitivement déposé les armes.
La question du pardon est au coeur du roman d'Aramburu qui se garde d'emprunter les voies de la rédemption pour montrer le chemin hésitant et tortueux de la mutuelle compréhension : si j'avais été à sa place, peut-être aurais-je fait la même chose ?