Pour ceux qui comme moi ne voudraient pas d'un Nikolaï Luzhin en slip dans leur salon pour leur expliquer la signification des tatouages chez les vori v'zakone, il est désormais possible de s'informer directement à la source grâce à la réédition de
Russian criminal tattoo encyclopaedia, qui compte trois volumes.
L'encyclopédie s'inspire du long travail de recherche de
Danzig Baldaev, qui passa plus de 50 ans de son existence à représenter et annoter les tatouages des prisonniers et à recueillir des informations et des anecdotes sur les codes qui prévalent au sein de l'univers carcéral. Ce qui au début n'était pour lui qu'un passe-temps devint sur les conseils avisés de son père - "My son, collect the tattoos, the convicts customs, their anti-social drawings, or it will all go to the grave with them."-, une occupation à temps plein finalement agréée par le K.G.B, qui y vit une occasion inespérée de s'informer sur les us et coutumes d'une société très cloisonnée.
Fils d'un intellectuel de Oulan-Oude, république de Bouriatie, Baldaev fut placé dans un orphelinat pour enfants de prisonniers politiques puis devint en 1948 gardien dans la terrible prison de Kresty à Leningrad. C'est la-bas qu'il commença à dessiner les tatouages des prisonniers soviétiques. Pendant des années, au gré de ses déplacements, de la Russie au Caucase, dans les centres de détention, les morgues, les hôpitaux, Baldaev collecta ainsi plus de 3000 tatouages et des centaines de photographies.
Dans ce tome I de Russian criminal tattoo, après une intéressante introduction de Alexei Plutser-Sarno sur le symbolisme des tatouages chez les criminels russes, deux parties sont consacrées aux dessins de Baldaev, les tatouages masculins puis féminins avec si possible indication du lieu où il les a recueillis, la date et l'emplacement des dessins sur le corps des prisonniers. Si les motifs peuvent être simplement ornementaux, ils sont pour la majorité des détenus un véritable langage, qui les définit d'un point de vue ethnique, religieux ou politique. Ils peuvent en effet indiquer l'origine sociale de celui qui les porte, son rang, sa place au sein de la prison, les causes de l'incarcération, ses préférences sexuelles, son appartenance à un groupe nazi, anarchiste... Présentés sans ordre chronologique, les tatouages reproduits dans ce tome sont très éclectiques: le plus ancien, celui d'un dénommé Shulagin, décédé à l'âge de 79 ans date de 1896. On peut également voir celui d'un prisonnier de guerre SS recueilli en 1950 à Nizhny Tagil, ou celui d'une prostituée tuée dans un bordel et dessiné par Baldaev dans une morgue en 1964. Plus "didactiques" que bien des monographies, les dessins d'un Baldaev ethnologue nous offrent un voyage de plus d'un demi-siècle dans l'histoire carcérale de l'URSS puis de la Russie, avec pour seul dessein celui de témoigner et non de juger. Idem pour les photographies de prisonniers qui illustrent ce premier volume, et qui nous sont données à voir sans aucun commentaire. Elles sont l'oeuvre du photographe Sergei Vasiliev et ont été prises entre 1989 et 1992 dans différents centres de détention.
Viggo Mortensen a dit s'être inspiré des travaux de
Danzig Baldaev pour préparer son rôle dans Les promesses de l'ombre. A la lecture de cet ouvrage, on se dit qu'effectivement l'acteur est un Luzhin très convaincant et aussi effrayant que les types que l'on peut voir en feuilletant le livre. Pour poursuivre cette incursion dans les prisons soviétiques (exceptée la Kolyma, l'auteur n'y est jamais allé), on peut également lire le très dérangeant et non consolatoire
Drawings from the gulag chez le même éditeur.