J'ai adoré «
Le père Goriot », mon premier
Balzac, et j'ai donc entrepris, fort de cette expérience savoureuse, d'aller plus en avant dans la Comédie Humaine avec le grand Honoré et ses «
Illusions perdues ».
La première partie « Les deux poètes » est quelque peu indigeste, je l'avoue, au point que j'ai failli abandonner, déçu du récit et de moi-même (on a son petit ego): les fréquentes petites digressions sur des personnalités ou des faits politiques de l'époque ont perdu tout leur mordant aujourd'hui. Ou bien, malgré les notes de bas de page fréquentes et utiles, je dois admettre que je n'ai pas le niveau de culture suffisant pour apprécier pleinement cette partie introductive.
Cependant, la plume fameuse
De Balzac est bien là, la peinture des moeurs et du petit monde ridicule d'Angoulême est savoureuse et les deux compères David et Lucien, ainsi que leurs moitiés, Eve et Louise, sont tout à fait bien campés.
La déclaration d'amour de David faite à Eve est un modèle d'abnégation et de sacrifice pour Lucien, et d'un sens aigu de l'anticipation et constitue selon moi le tournant du roman.
Tout oppose David, généreux, altruiste à Lucien, idéaliste, romantique, égoïste et ambitieux.
La deuxième partie « Un grand homme de province à Paris » voit Lucien rejoindre la capitale en compagnie de Louise. Il fuit le « bruit du monde aristocratique » d'Angoulême le haut, peuplé de petits nobles médiocres et médisants pour Paris, capitale des promesses d'avenir et de gloire littéraire. Mais sa fierté est vite bafouée par le dédain de Louise dans sa nouvelle position aristocratique et parisienne.
Le récit est très vivant, quelques chapitres pouvant paraître insignifiants au regard de l'intrigue en témoignent:
- ainsi Flicoteaux, la description du restaurant universitaire de l'époque nous amène dans le milieu estudiantin et quartier latin de la Restauration. Tout y est, on s'y croirait.
Balzac nous fait profiter de son expérience d'étudiant, d'écrivain et de poète sans le sou.
- ou encore, le Cénacle, ce cercle d'artistes et d'intellectuels où les idées se discutent sans se disputer, où l'ouverture d'esprit se conjugue avec la bonne foi et l'estime réciproque. « Ce qui rend les amitiés indissolubles et double leur charme, est un sentiment qui manque à l'amour, la certitude ».
Trop vaniteux et égoïste, Lucien n'est pas digne du Cénacle, cercle d'intellectuels exigeants, à la fois libéraux et rigoristes.
Si grand à Angoulême, si petit à Paris, de dépit amoureux en déconvenue littéraire, Lucien se rapproche inexorablement du destin lugubre de l'infortune.
Paris est la capitale de la corruption du monde littéraire mais aussi journalistique et politique.
Balzac tire à boulets rouges sur ces microcosmes surfaits: “la polémique est le piédestal des célébrités”. Avant le temps des réseaux dits sociaux…
Dans ce milieu, à la poursuite de la gloire, Lucien l'ambitieux, sans surprise, croit aller au plus efficace, c'est à dire au plus vite, et court de compromis en compromis avec sa conscience. Tout démarre avec Lousteau.
Ainsi, les vérités littéraires de Lousteau données à Lucien pour démonter le livre de Nathan, l'ultra, sont une leçon magistrale de cynisme. A l'apogée du statut de journaliste et d'artiste poète, Lucien succombe à la tentation aristocratique, appâté par la marquise d'Espars. le piège se referme.
Malgré sa rencontre avec Coralie, innocente et généreuse beauté orientale , dont un magnifique portrait est dressé, Lucien va inexorablement à sa perte.
Balzac nous fait vite et souvent comprendre que jamais Lucien s'en sortira. Alors reste la manière de sombrer, et parcourir l'itinéraire de sa déchéance.
Balzac se plait à nous donner « l'esprit du temps » et à nous offrir une peinture des moeurs sous la Restauration.
Il n'est que trop question d'argent: francs, écus, sous, livres font l'objet de comptes d'apothicaires dans la majorité des réflexions, monologues ou dialogues. C'est lourd et usant. C'est décousu.
Les dialogues, les portraits, les descriptions sont fournis, élégants, imagés et quelques fois brillants, suivant le principe
De Balzac lui-même: “L'idée dans l'image”.
Alors pourquoi n'ai-je pas accroché?
Peut être y a-t-il tout et de trop? Trop d'argent, trop de parvenus, trop de machiavélisme, trop d'emphase…
Ce n'est pas une lecture de divertissement, la lecture est difficile: termes non usités, expressions passées, références à des personnages bibliques, mythologiques et historiques loin d'être connus. Dans l'édition de poche, pas une page n'est sans notes conséquentes de bas de page.
Mais c'est surtout le procédé narratif, donnant systématiquement d'emblée le résultat des intrigues patiemment construites, qui m'a gêné et privé du réel plaisir de lecture.
La troisième partie « Les souffrances de l'inventeur » est bien plus aisée à appréhender et vient pour moi atténuer mon intransigeance sur la deuxième partie.
Les illusions sont perdues cette fois pour David, l'inventeur, avec les mêmes procédés narratifs que pour la chute de Lucien. Mêmes causes - innocence, naïveté, talent et fierté, mêmes effets. Mais c'est aussi le temps des désillusions définitives pour les femmes qui les ont aimés: Ève et sa mère, Madame Chardon.
“Le commerce du monde” et la leçon de morale cynique donnée par le prêtre Herrera est un modèle du genre et augure parfaitement de la société moderne.
« Aussi n'avez-vous plus de morale. Aujourd'hui chez vous, le succès est la raison suprême de toutes les actions, quelles qu'elles soient. le fait n'est donc plus rien en lui-même, il est tout entier dans l'idée que les autres s'en forment ».