Encore un livre peu connu d'Honoré de
Balzac :
La Rabouilleuse… Quand le romancier poursuit sa grande histoire de moeurs tout en l'abordant par le biais de l'Histoire.
La Rabouilleuse est un roman foisonnant car il dénonce une société fondée sur le seul pouvoir de l'argent, un monde où la puissance n'est plus aux militaires mais aux financiers, tout en réunissant toutes les thématiques chères à
Balzac : la famille, l'amour intéressé et désintéressé, l'ambition dévastatrice, l'égoïsme bourgeois… L'auteur l'écrit alors qu'il prépare la publication de l'ensemble de son oeuvre sous le titre La Comédie humaine. La coïncidence n'est pas anodine.
Ce livre est la réunion de deux récits, Les deux frères, publié dans la presse en mars 1841 et
Un ménage de garçons en province, datant d'octobre-novembre 1842, et démontre l'architecture mouvante de la Comédie humaine.
Malgré une double localisation en opposition, Paris et Issoudun,
La Rabouilleuse a finalement été placé des les Scènes de la vie de Province.
Le titre vient du surnom donné à l'une des protagonistes, une fillette innocente qui « rabouille », c'est-à-dire qui trouble l'eau d'un ruisseau avec une branche d'arbre pour effrayer les écrevisses et faciliter leur prise… Cette figure métaphorique sera filée dans tout le récit, comme un brouillage par ondes successives, de plus en plus larges.
Une partie de l'intrigue renvoie d'abord à une histoire de séduction et de manipulation…
Balzac nous raconte les malheurs d'un vieux garçon pas très malin, Jean-Jacques Rouget, amoureux de Flore Brazier, une jolie paysanne sans scrupules, surnommée «
la Rabouilleuse ». La rumeur raconte qu'il a succédé à son père dans le lit et à la table de la servante de la maison et qu'il va aussi la coucher sur son testament…
Dans ce roman, il n'y a pas d'amour heureux ; ceux qui aiment sincèrement s'attachent aux mauvaises personnes.
C'est une histoire de famille complexe… Lors de ma première lecture, en 2013, j'avais dessiné un arbre généalogique pour m'y retrouver dans la quinzaine de personnages, entre la descendance des Descoings et celle des Hochon, sachant que les principaux protagonistes sont issus des deuxièmes et troisièmes générations.
Agathe Rouget, épouse Bridau, est une fille mal aimée, puis une veuve désargentée, mère courage de deux frères éternellement rivaux, qu'elle élève avec l'aide de sa tante Mme Descoings.
Philippe Bridau embrasse la carrière militaire ; chef d'escadron et officier de la Légion d'honneur, il refuse de se rallier aux Bourbons, devient un « bonapartiste de café », détourne des fonds en volant dans la caisse d'un journal libéral ou il a un petit emploi, joue, vole son frère et Mme Descoings, ruine sa pauvre mère. Joseph, quant à lui, est un bon fils et un artiste méconnu qui ne parvient pas à imposer une peinture trop novatrice pour être appréciée par ses contemporains.
Balzac parle de mariage et de ménage, opposant deux notions de la vie de couple, mettant même en scène un ménage à trois entre Flore Brazier, Jean-Jacques Rouget et Max Gillet. Flore Brazier est celle que l'on remarque, que l'on désire, mais que l'on n'épouse pas. Tout au long du roman, elle conserve un statut inférieur et n'entre jamais vraiment dans le marché matrimonial : tour à tour servante-maitresse de Jean-Jacques, maitresse de Max, tante de Joseph, épouse de Jean-Jacques puis de Philippe, qui en fait une éphémère comtesse de Brambourg, elle retourne finalement au ruisseau.
Les liens de paternité et de maternité sont au coeur du roman avec un affaiblissement du rôle des pères et une certaine idée valorisante de la maternité. Autour d'Agathe, la veuve Descoings et Mme Hochon jouent le rôle de mères bis.
La paternité est remise en question, présentée comme douteuse ; ainsi, au début, le docteur Rouget à des soupçons sur la légitimité de sa fille Agathe et, plus tard dans le récit, une dispute éclatera au sujet de la paternité de Gilet, ce qui rendra un peu singulier le futur ménage à trois. En outre, le seul père exemplaire, Bridau père, disparaît vite du récit et le seul personnage de la troisième génération dont la légitimité n'est pas mise en doute, Jean-Jacques Rouget, est infantilisé…
Flore Brazier est une fille sans père…
Balzac explore l'hérédité, les ressemblances… Ainsi Philippe est tout le portrait de son grand-père comme si le mal avait sauté une génération.
Les deux intrigues se rencontrent quand Agathe Bridau, ruinée, après avoir renié son fils indigne, cherche à se rapprocher de son frère Jean-Jacques Rouget, se déplace avec Joseph à Issoudun et apprend ainsi qu'il s'apprêterait à la déshériter au profit de sa maîtresse et de l'amant de coeur de celle-ci, MaxGilet, lui aussi ex-soldat de l'Empereur et champion local de l'Opposition. de son côté, Philippe Bridau entend bien rattraper la succession à son bénéfice exclusif.
En effet, la question de l'argent est cruciale dans ce roman… le docteur Rouget a éloigné sa fille Agathe pour des manigances successorales, Flore Brazier et Max Gillet lorgne vers l'héritage de Jean-Jacques Rouget, Agathe et Joseph veulent faire valoir leurs droits héréditaire et Philippe veut duper tout le monde.
Les anciens bonapartistes vivent chichement, en demi-solde.
Enfin, c'est un roman historique, politique et social où les personnages référentiels et fictionnels ont la même réalité.
Balzac, profondément royaliste, donne à son narrateur une posture critique et ironique sur la Révolution, vue comme propice aux délations, à la lâcheté, à l'arbitraire, à l'aveuglement.
Balzac s'interroge aussi, au travers des personnages de Bridau père, de son fils Philippe et de Max Gillet, sur le devenir des bonapartistes pendant l'exil de Napoléon à Sainte-Hélène. Après des ascensions fulgurantes, que deviennent-ils sous la Restauration ? Intransigeants, incapables de s'adapter, Philippe Bridau et Max Gillet sont marginalisés. Ils sont comme des orphelins de père et Napoléon est métaphoriquement représenté comme une figure paternelle de substitution.
Balzac insiste sur leurs « moeurs soldatesques ».
Sur le plan historique, on ne reçoit pas
La Rabouilleuse aujourd'hui, avec le recul, comme au temps de son écriture par
Balzac, en 1842. L'auteur et ses lecteurs n'avaient alors pas beaucoup de possibilité de prise de distance pour interpréter les faits ; en effet, le temps de la fiction est compris entre 1815 et 1835 ou disons, dans une coupe plus large entre 1792 pour l'incipit et 1839 pour l'épilogue…
J'ai relu ce livre et repris d'anciennes notes de lecture et d'études avec un immense plaisir d'autant plus que j'avais délaissé mon projet de lecture de l'ensemble de l'oeuvre balzacienne depuis plus de six mois.
Je recommande ce roman complexe, cruel, tragique…
Lien :
https://www.facebook.com/pir..