La Jeune Épouse

Il y a trente-six marches à gravir. Elles sont en pierre et le vieillard les gravit lentement, avec circonspection, comme s’il les collectait une par une, avant de les pousser au premier étage : lui, berger, et elles, doux animaux. Modesto, tel est son nom. Il officie dans cette maison depuis cinquante-neuf ans, il en est donc le prêtre.
Parvenu sur la dernière marche, il s’arrête face au large couloir qui s’étend sous ses yeux sans surprise : à droite, les pièces fermées des Maîtres, cinq ; à gauche, sept fenêtres étouffées par des volets en bois laqué.

En dormant, il ajouta que personne ne disparaît pour mourir, mais que certains le font pour tuer. (Page 138)

C’est un domestique, notre meilleur domestique. Je lui demandai alors ce que faisait un domestique. C’est un homme qui n’existe pas, répondit mon père. (Page 133)

Le tango offre un passé à ceux qui n’en ont pas, et un futur à ceux qui n’en espèrent pas….. (Page 27)

Ils étaient ainsi faits : ils ignoraient la succession des jours, car ils visaient à n’en vivre qu’un, parfait et répété à l’infinie. Pour eux le temps n’était qu’un phénomène aux contours flous, qui résonnait dans leur vie telle une langue étrangère. (Page 24)

Depuis cent treize ans, tous dans notre famille sont morts nuitamment…. (Page 16)

Vous croyez connaître le fils ?
Le peu qu'il est possible de connaître ses enfants. Ce sont des continents immergés, dont on ne voit que ce qui dépasse de l'eau.

La distance était devenue si palpable que, pour la Jeune Épouse, le Fils n'était plus depuis longtemps une pensée accessible, un souvenir ou un sentiment. C'était désormais un lieu, une enclave enfouie dans le paysage de ses perceptions qu'elle n'arrivait pas toujours à retrouver. Souvent, elle partait la rejoindre et se perdait en chemin.

(...) j'essayais de trouver un nom à la membrane qui recouvre les femmes, celles que nous avons aimées il y a longtemps et que nous n'avons jamais réellement quittées ni détestées ou même combattues - on a simplement pris nos distances. Ça ne devrait guère m'importer, maintenant que je ne trouve pratiquement plus de nom à rien, mais la vérité, c'est que j'ai un compte à régler avec celui-là, car il m'échappe depuis des années. Quand je suis à deux doigts de l'attraper, il se faufile dans une fissure invisible du mur. Puis il n'y a pas de moyen de l'en faire sortir. Il reste le parfum d'une attirance innommée, et ce qui demeure innommé est terrifiant.

(...) il croyait fermement que les choses tendaient à se résoudre d'elles-mêmes. Toutefois, à ce moment-là, il perçut dans son âme un glissement qu'il avait rarement connu, pareil à une clairière qui s'ouvre grand, quelque part, dans l'épaisse forêt de la tranquillité.