La façon dont le lettré s'empare du monde lui est tout à fait propre. C'est parfaitement normal, et c'est même humain : nous venons chargé de notre culture, de nos références et de nos hiérarchies de valeur, et c'est lourds de tout cela que nous appréhendons ce qui nous est inconnu. A cela peut s'ajouter une surcouche un peu plus encombrante encore, parce que discours public, parce que Littérature, etc.
Au début, cependant, j'ai été intriguée, conquise presque, par la plume de
Jeanne Benameur. J'ai beaucoup aimé l'ambiance de ce domicile où les mots n'ont pas leur place, mais où des choses fortes et profondes s'expriment malgré tout, de façon plus instinctive. J'ai eu l'impression que si on pouvait ne pas être d'accord avec la façon dont
les demeurées ont été dites et représentées, il y avait au moins une absence de jugement qui rendait cela rafraîchissant.
Mais cela se gâte avec l'arrivée d'un troisième personnage dans le duo : en effet, Luce arrive à l'âge où il faut aller à l'école, où il faut apprendre à lire, à écrire et à compter, et on rencontre avec elle Mademoiselle Solange. Et là, hélas, j'ai trouvé que le face à face ne fonctionnait pas. J'ai bien conscience que, pour qu'il y ait récit, il fallait qu'un conflit, qu'une menace apparaisse dans le petit monde de la Varienne et de sa gamine. Mais la mise en place et, pire encore, la résolution dudit conflit m'ont laissée sur ma faim. Luce s'arc-boute contre ces sons, ces mots, ces lettres qu'on veut faire entrer dans sa tête, qui lui semblent d'un autre monde et l'éloignent de la Varienne. le reste du village hausse les épaules : telle mère, telle fille, rien ne sert de s'acharner, mais mademoiselle Solange refuse de baisser les bras. Elle propose à Luce des cours particuliers, elle essaie d'aller chez elle pour comprendre pourquoi elle renâcle. Et puis son échec la mine, elle tombe malade. Déjà, là, je me suis méfiée : ça devenait un peu trop symbolique à mon goût. C'était sans compter la fin, qui [attention, divulgation !] donne à mademoiselle Solange une belle victoire métaphorique par-delà la mort. Luce, par un chemin qui lui est propre, est finalement arrivée à la beauté créatrice de l'écriture, à cette maîtrise que la Varienne, demeurée dans l'instinct presque animal qui est le sien, ne connaîtra jamais…
Beaucoup ont trouvé ce très court récit poignant, et vous trouverez sur la toile nombre de critiques dithyrambiques. D'ailleurs, je crois que je peux comprendre ce qui a plu dans ce texte, puisque c'est sans doute la même chose qui m'a gênée à la lecture. J'ai beaucoup aimé le début qui campe les personnages, et j'ai éprouvé une fascination pour la Varienne et Luce, leur communion, leurs différences. Ce qui est dommage, c'est qu'à l'arrivée de Mademoiselle Solange, moins développée – ou dont le développement m'a moins intéressée, à voir – j'ai eu l'impression de deviner trop clairement les ficelles du récit. Et puis il y a la maladie, l'accident, qui arrivent exactement au bon moment, comme il faudrait, comme les coïncidences folles des vieilles pièces de théâtre… A partir de ce moment-là, je n'ai plus cru à cette histoire et, dès lors, elle a cessé de me toucher. Rideau sur les personnages, au bénéfice d'un sens profond qui devrait les dépasser tous, au profit d'un symbolisme dont ils sont les victimes. Tout de même, c'est pas de chance, de se faire écrabouiller par du symbolisme.
En somme, moi aussi je suis demeurée, impuissante, sur le seuil de ce texte, sans pouvoir y entrer tout à fait. Je vous recommande cependant d'y jeter un oeil, car la première partie est fascinante, qu'il ne fait que 80 pages en poche, et qu'il crée des réactions très contrastées. Et je vous laisse en sus le lien vers une interview de l'auteur, qui éclaire assez, ce me semble, les intentions dudit récit :
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