Il appartient à l'homme, privilège insigne, de recueillir en son sein tout le poids de sa tradition et d'en laisser s'échapper, à la manière de l'encensoir, un suave bouquet, à l'heure de la transmission. Car c'est dans "une éternelle nouveauté, qui se forme des éléments grandis du passé", pour le dire avec Goethe, que la longue chaine immémoriale se maintient, dans une passation de notre héritage spirituel et civilisationnel. L'allure filiale détient le sacré ; ainsi la jeunesse atteint-elle à une sensation nouvelle. Mais sa flamme doit s'entretenir pour ne pas s'estomper dans l'or discret du soir où vague le loup ! Que sa verticalité demeure intacte ! Jamais lasse de veiller l'épopée de ses ancêtres ! Il est inéluctable, le jour où elle devra prendre en main son destin.
À la manière des Elfes, des Hommes, des Nains, des Hobbits ou des Ents, il nous appartient, individuellement ou de manière collective, de défendre nos "citadelles intérieures", pour reprendre le mot de Marc Aurèle, de tenir ferme la barre dans le creux de la vague, de conserver la dernière flammèche dans l'obscurité de la tempête, d'espérer quelques rais de lumières dans la sombre mêlée. Alors, toujours, nous continuons à exister tant que l'espoir ne s'est pas estompé. L'Ennemi ne triomphera pas tant que la tradition demeure, tant qu'il est dans le monde des êtres capables de tenir à bout de bras tout le poids d'un héritage. Renoncer à sa terre, une idée impensable, que l'on soit Homme du Gondor ou simple Hobbit.
Un mot sur le terme de tradition. La tradition tient du choix : la transmettre, assurer la relève et maintenir le patrimoine vivant, ou bien la laisser disparaître devant le nihilisme. S'il n'y a plus de tradition, nous renonçons à ce que nous sommes et nous laissons le champ libre à toutes les dérives que le monde engendre au quotidien. Telle est la réaction inévitable et nécessaire des Peuples Libres en Terre du Milieu contre Sauron et ses séides.
Faut-il, à la manière de Fëanor, renier les origines pour sombrer dans une triste folie à la funeste finalité ? Ou bien faut-il, comme le Hobbit amoureux de sa terre et des traditions qui rythment son quotidien, sans doute apeuré à l'idée de voir son enclos en proie aux flammes, prendre en main son destin, malgré soi peut-être, mais pour une cause supérieure ? Tel est l'enseignement de Tolkien qui s'impose à nos consciences. Que faire ? Transmettre, ou bien disparaître.
Il appartient à l'homme européen de connaître sa mythologie moderne et les héros qui s'y rapportent. Tolkien, tel un "barde anglo-saxon", ainsi que l'a qualifié Wystan Hugh Auden, est l'un de ces nobles hérauts qui ont porté notre richesse civilisationnelle au pinacle. Puisse son œuvre, comme une nouveau texte fondateur de notre identité, nous permettre d'en entretenir le feu sacré.