L'adaptation d'une oeuvre dans un média autre que celui d'origine induit nécessairement des choix. Ces choix peuvent être imposés par le support choisi - avec les contraintes techniques ou éditoriales supposées par le support - ou être faits par l'auteur de la nouvelle oeuvre, qui peut donc soit demeurer fidèle à l'oeuvre d'origine, soit en tirer une adaptation libre, en en gardant ce qu'il jugera essentiel et porteur de significations. Concernant le
Dracula de
Georges Bess, l'auteur a fait le choix d'une fidélité absolue au roman de
Bram Stoker. Connu en tant que dessinateur de renom, ayant collaboré notamment avec
Alejandro Jodorowsky,
Georges Bess a choisi, pour cette bande-dessinée, un binôme disparu depuis plus d'un siècle, le Britannique
Bram Stoker, auteur d'un
Dracula, roman épistolaire publié en 1897 et dont la postérité n'est plus à présenter.
Bien que l'adaptation de Bess soit fidèle au roman de Stoker, on pourra en rappeler ici le contenu. Jonathan Harker, jeune clerc de notaire, est envoyé en Roumanie auprès du comte
Dracula pour y finaliser la vente de propriétés londoniennes. le comte lui apparaît comme un personnage étrange, ne se montrant jamais le jour, et entouré de domestiques invisibles. Bien vite, Jonathan sent qu'il est prisonnier de ce château du bout du monde, aux pièces innombrables et aux hôtes qui rappellent les succubes, ces démons féminins, tout à la fois objets de désir et de terreur. Après avoir vu le comte ramper le long des murs de son château, tel un insecte ou un reptile gigantesque, et s'être cru, pour de bon, enfermé à jamais dans cette forteresse transylvanienne, Jonathan parvient à s'enfuir et à regagner Londres où il retrouve sa fiancée, Mina. L'amie de celle-ci, Lucy, pourtant promise à un avenir radieux, est sujette à un mal intolérable. En effet, la pauvresse se vide de son sang et sur son cou sont apparues les marques d'une cruelle morsure. Bientôt aiguillés par le docteur van Helsing, les amis de Lucy - dont Jonathan et ses anciens prétendants - se mettent en chasse du vampire,
Dracula, que Jonathan a croisé en ville. Car le comte, point repu du sang de Lucy, a souhaité faire de cette dernière, ainsi que de Mina, ses nouvelles compagnes et servantes. le récit d'aventure et d'horreur se fait alors course contre la montre pour sauver Mina et débarrasser le monde de cette créature abjecte qu'est le Nosferatu.
Le récit baigne dans une ambiance gothique, très en vogue au dix-neuvième siècle. Porté par le champ lexical de l'épouvante,
Dracula explore les thèmes de la quête de la vie éternelle et de la frontière entre bestialité et humanité. Car le comte transylvanien a bien été un homme, et c'est sous l'apparence d'un dandy qu'il déambule dans les rues de Londres ; de là même façon, ses succubes paraissent bien, pour certaines, de charmantes jeunes femmes. Mais la monstruosité n'est jamais loin, et
Georges Bess sait rendre l'horreur des corps et des visages démoniaques. La bestialité du vampire, évidente par ce goût affiché pour la chair crue et le sang chaud, se teinte d'un fort érotisme, faisant ainsi le lien avec notre humanité. Ainsi sont déclinés les plaisirs de la chair que l'on goûte, avec volupté et plaisir (pas toujours partagé). En usant du répertoire fantastique,
Bram Stoker racontait aussi une histoire du rapport à la folie. La plupart des personnages de ce récit mériterait ce qualificatif, si par fou, on entendait celui qui croit à l'invraisemblable, ou à ce que les conventions refusent. Évidemment, il y a Renfield, ce patient de l'asile qui attend éperdument l'arrivée de son maître, le comte cruel ; il y aurait aussi Jonathan, qui croit devenir fou dans le château transylvanien en étant le témoin de tant de prodiges terrifiants, ou encore Lucy et Mina, qui sont possédées - en corps et en esprit - par ce même
Dracula. On ajouterait encore van Helsing qui, tout rempart du monde civilisé qu'il est, croit en les écrits légendaires des grimoires anciens et au pouvoir de l'ail et des crucifix. Si le récit plaît tant, et encore aujourd'hui, c'est qu'il parle à une zone d'ombre que nous avons, nous lectrices et lecteurs, qui voulons encore croire à un monde profond, mystérieux, transcendant, dans lequel la fascination pour une certaine part de violence et d'érotisme - parfois mêlés - est autorisée. Enfin, si, bien-sûr, la narration nous parait légèrement passée, notamment par l'insistance lexicale sur le thème de la peur et l'utilisation de facilités narratives assez évidentes, il demeure de ce
Dracula un plaisir de lire un texte soigné, délicieusement daté, et définitivement patrimonial, tant sa postérité fut diverse et féconde.
Le challenge de
Georges Bess consistait donc, avec cet album, non pas à proposer sa vision personnelle du mythe
Dracula, mais bien à servir l'oeuvre originelle en la mettant en image, en respectant la volonté de
Bram Stoker. Sans rien cacher, on pourra dire que le challenge est relevé. Dans un noir et blanc maîtrisé de bout en bout, Bess sait d'abord contrôler le rythme, grâce à des mises en scène très cinématographiques. Certaines cases font d'ailleurs penser à certaines et honorables références du genre, tel le Nosferatu de Friedrich Murnau. Bess use d'un découpage dynamique, où les cases s'imbriquent entre elles ou bien débordent, où les dialogues sont mis en scène grâce à des cases réduites et où les paysages s'étalent en plans larges. Il faut encore souligner le trait extrêmement rigoureux, qui rend à merveille les visages épouvantés ou monstrueux, remarquablement expressifs, dans lesquels se lisent aisément la terreur, la surprise, la perplexité ou encore la détermination, et les effets de brume qui s'accordent parfaitement avec l'ambiance des nuits londoniennes ou des hivers transylvaniens.
Dans cet album, Bess se fait le maître des ombres et de la lumière. Cela donne une oeuvre franchement belle, pas tant originale sur le fond - car c'est bien d'une mise en image du
Dracula de
Bram Stoker dont il s'agit - mais qui montre, à plus d'un siècle d'intervalle, que deux artistes peuvent dialoguer entre eux par la voie des arts. Pour nous, lecteurs, l'intérêt est, évidemment, de revenir aux sources du vampire le plus connu du monde littéraire et cinématographique. En somme,
Georges Bess nous offre une délicieuse et terrifiante lecture.