Un ouvrage mémorable sur les traumatismes psychiques actuels, notamment la disparition de la connexion à soi-même, l'introspection cédant à la soif de réussite matérielle et au désir d'accumuler richesses et pouvoir. Faute de vivre une vie intéressante, au lieu de sonder les causes et raisons de ce défaut d'intérêt existentiel, nous compensons par une consommation forcenée couplée à un plaisir immédiat.
Là où Christopher Bollas innove, c'est dans son approche historique et politique, remontant de la révolution industrielle à la révolution numérique en passant par deux guerres mondiales, sources d'un traumatisme durable et perturbant. Il décrit un clivage maniaco-dépressif typique du XXe siècle, l'individu étant partagé entre idéaliser le monde ou n'en voir que les aspects négatifs. Le problème majeur de notre époque, c'est que ces deux états ne communiquent jamais. L'esprit-limite révèle un clivage social. Schématiquement, la partie qui idéalise anime surtout les partis de droite, « quand les opprimés aiment et admirent leurs oppresseurs. » La partie négative des états-limite est généralement orientée à gauche, elle alimente sa propre infortune « en s'identifiant à des injustices graves et au sentiment d'indignation qui en résulte. »
Quand la société se divise de pareille façon, le clivage qui apparaît génère des opinions radicales dans les deux camps et « rend impossible que l'aile droite communique avec l'aile gauche, même si leurs convictions coexistent bien au sein d'un même corps. » Cette incommunicabilité débouche sur le Brexit, l'élection de Trump et la montée des fractions populistes.
Et donc la mondialisation bruissant de bruits alarmistes, de mauvaises nouvelles, de sombres perspectives, le millénal préfère le refuge et le confort de l'identification à un système qui nourrit ce qui est diagnostiqué comme une dépression collective. Le salut réside dans la reconnexion des deux parties de notre Self clivé à condition de se laisser le temps de la réflexion et de rouvrir notre pensée à la multiplicité de points de vue. De ce dialogue, renaîtra le sens dans nos vies individuelles et dans la société. Mieux se comprendre et mieux comprendre l'autre, accepter l'altérité.
Bollas modernise la psychanalyse en la faisant évoluer dans le contexte mouvant de l'époque, axé sur l'immédiateté et la fragmentation. La cure par la parole garde ses vertus dans la mesure où le langage ralentit le mouvement, décode, analyse et redéfinit. Le psychanalyste anglais d'origine américaine convoque écrivains, philosophes, psychanalystes et psychologues, politiques… en appui d'une étude passionnante, lumineuse, érudite sur le psychisme de l'humanité. Il assume parfaitement sa qualité de psychanalyste mais il s'exprime surtout en citoyen inquiet, avec un pragmatisme anglo-saxon que les écoles françaises ont tendance à snober. Il évite le jargon habituel de la profession.
Il est rare de lire dans un ouvrage de psychanalyse deux chapitres successifs sur l'élection (et la probable réélection) de Trump. L'auteur plante le décor de l'Amérique profonde, en évoquant les clients d'un café de Tolna, hameau de 157 habitants dans le Dakota du Nord. Le candidat emporte l'adhésion en jouant sur les affects de l'Américain peu cultivé, rural, friand de simplification abusive et enclin à la paranoïa .
« Le mode de pensée paranoïaque fonctionne sur le court terme, parce qu'il rassemble les gens autour d'affects puissants et simplifie des idées complexes pour en faire des pensées assimilables, apparemment cohérentes, et qui peuvent ainsi être perçues comme vraies. »
Ce mode de perception primaire vide l'individu de toute pensée construite et constructive. La pensée superficielle entraîne le repli sur soi, fatal à la santé psychique d'une communauté. Un livre roboratif, à lire à petites doses, une lecture essentielle, bientôt un ouvrage de référence !
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