« On ne s'engage qu'entier, disait-elle. Il y va de la guerre comme de la lutte, du front comme de l'usine, la fraternité est un élan du coeur. Ceux qui l'éprouvent voient d'immoral plutôt une façon de se tenir en retrait des engagements, d'odieux cette manière de pétitionner contre le malheur sans risquer d'en éprouver le prix.
Écrire, penser, agir sont une seule et même chose. »
Comme une lecture de circonstances, en ces jours où la Russie attaque de manière si brutale l'Ukraine, et où l'impuissance européenne à aider militairement cette dernière, évidemment justifiée par la peur d'une « troisième » guerre mondiale généralisée et dévastatrice, rappelle les accords de Munich de 1938, et la triste lâcheté des alliés d'alors contre Hitler, mais aussi, justement, deux ans auparavant, le principe de non-intervention, affiché par le gouvernement français face à la Guerre d'Espagne… Et parce que aujourd'hui, quelques courageux, originaires de différents pays, répondent à l'appel du président ukrainien pour venir rejoindre les rangs des défenseurs de sa nation, le récit d'
Adrien Bosc, évoquant le départ de
Simone Weil vers l'Espagne pour participer avec d'autres étrangers à la résistance civile, trouve une résonnance particulière dans l'actualité. En août 1936, la jeune philosophe, pas encore trentenaire, décide de traverser la frontière pour se mettre au service des forces républicaines. Amie de
Boris Souvarine, elle apprend par lui, à Barcelone, la disparition de son beau-frère Maurin, fondateur du POUM, voyageant en Galice, pour y tenir des conférences, juste avant le début de l'insurrection franquiste. Elle décide alors de partir à sa recherche, quittant Barcelone avec deux militants anarchistes, Carpentier et
Ridel, deux bons vivants avec qui elle forme bientôt « un trio libre qui traversait la campagne ». Arrêtés dans leur progression par la bataille sur le front de l'Ebre en
Aragon, ils participent aux combats avec d'autres volontaires dans les rangs de la
colonne Durruti. Mais
Simone Weil est victime d'un incident stupide, plongeant par mégarde son pied dans une bassine d'huile brûlante. Soignée à Barcelone, elle y est rejointe par ses parents qui la rapatrieront en France…
Cette première partie du roman est, après les remarquables
Constellation (Stock, 2014) et
Capitaine (Stock, 2018), une nouvelle illustration de la puissance d'évocation historique permise par l' « art poétique » d'
Adrien Bosc, réunissant autour de la trajectoire d'un ou plusieurs protagonistes, ici
Simone Weil, et dans la seconde partie,
Georges Bernanos, les récits des gestes de quelques personnages moins connus (les
Ridel, Carpentier, Berthomieu,
Mohamed Saïl…) afin, par un kaléidoscope aux multiples facettes, de mieux traduire la « vérité » d'un événement ou d'une époque. Voici comment l'auteur lui-même décrit son intention romanesque (p.108) : « A force d'observer deux lignes parallèles on aperçoit un seul trait continu. Ce sont des faisceaux d'histoires qui se percutent, éclatent en trajectoires contraires puis paraissent se rejoindre jusqu'à se confondre. Des instants séparés et pourtant réunis, des histoires se tissent, s'emmêlent et forment une seule étoffe, dont on dirait qu'elle est « indémaillable ». Des destins se croisent sans s'apercevoir, des tragédies s'écrivent sans dialogues, mais on peut tendre l'oreille, se pencher pour écouter les récits enchevêtrés. Les recomposer, tenter d'en cerner la vérité de l'instant, tout ce que la mémoire effrite et transforme avec les années. Cela n'a de sens que pour nous, reliés ainsi entre ces pages, des dates et des mots qui s'effacent, des courriers et des tombes qu'on oublie ». Et le résultat, ici, est particulièrement convaincant, qui interroge la mémoire de cette Guerre d'Espagne, posant la question de la guerre « juste » et des limites de l'engagement. Dans une seconde partie, l'écrivain complète cette réflexion sur l'éthique nécessaire des combattants, en citant la lettre qu'envoya
Simone Weil à
Bernanos, suite à sa lecture des Grands cimetières sous la lune, pour lui témoigner son émotion et sa parfaite adhésion à son indignation face aux violences des troupes franquistes aux Baléares, une expérience qu'elle a elle-même vécu avec amertume dans son propre camp, en constatant comment certains de ses camarades pouvaient se convertir en barbares lors de représailles. Une lettre que le grand écrivain catholique portera dans son manteau et contre son coeur jusqu'à sa mort… La fin du texte évoque aussi les quelques années qui restent à vivre à la philosophe, ses engagements toujours du côté des ouvriers et des humbles, son intérêt pour la cause anticoloniale naissante, son exil aux Etats-Unis, puis en Angleterre pour se mettre au service de la France libre, son désir de toujours participer aux combats porteurs d'émancipation. le livre d'
Adrien Bosc propose ainsi un très beau portrait de
Simone Weil, le meilleur peut-être puisqu'il invite à redécouvrir son oeuvre, de la puissance et la grâce à
L'Enracinement et
La Condition ouvrière. Une voix appelant à la plus radicale des libertés de penser, une voix qu'il est bon d'écouter dans les temps sinistres que nous vivons…