"Et maintenant, appelez-moi assassin, démiurge ou sauvage, à votre choix, je m'en fous, car la vie est une chose vraiment idiote."
Chimère poétique,
Moravagine métisse lyrisme halluciné, prose documentaire, confessions de divan et biographie dévoyée. Narrateur incertain de cette farce tératologique, Raymond la science rencontre
Moravagine -tueur fou- dans un pavillon isolé de la clinique psychiatrique de Waldensee. La première vision du monstre est prémonitoire qui le présente nourrissant un poisson rouge de sa semence : onaniste frénétique,
Moravagine éventre les femmes plutôt que les féconder. Sidéré, l'étudiant en médecine libère l'assassin et cette entité bicéphale parcourt le monde, semant meurtres bestiaux et attentats nihilistes :
Moravagine (au nom programmatique pour un gynocide acharné : Mort, Ravage, Vagin...) gribouille en lettres de sang sa noire légende.
Cendrars a retracé l'histoire chaotique de son roman dans le Pro domo qui parachève ce dernier. Décousu, recousu, titubant, le récit égrène ses 26 chapitres alphabétiques de la Russie en ébullition de 1904 aux rives vénéneuses de l'Orénoque où croupissent les Indiens bleus en passant par les sierras basaltiques du Nouveau-Mexique. Alternant visions hypnotiques, suspense haletant et tunnels d'ennui,
Cendrars dévide son cauchemar éveillé con fuoco.
Singulièrement fantasmatiques, les errances scélérates des deux ombres évoquent le burlesque d'un Chaplin, l'impétuosité des premiers
Hergé (Tintin
Moravagine chez les Soviets, en Amérique, et l'oreille cassée) ou les forfaitures du Raspoutine d'
Hugo Pratt mais aussi les encres cinématographiques d'un Caligari, les hurlements muets d'Eisenstein ou les horreurs raffinées d'un
Lautréamont : collisions dyschroniques !
Certains morceaux de bravoure sont d'une somptuosité rare (ainsi l'évocation de Moscou, le compte à rebours d'un attentat, les divagations hectiques sur l'Orénoque...).
Cendrars pressure alors sa poétique pour nous en offrir l'essence. "Il neige de la plume et les toits sont de fumée" : une fulgurance parmi bien d'autres. Il joue aussi de ses craques habituelles de bonimenteur : enflures, gommages et amnésies, mixant le vrai et le mensonge dans ce grand chambardement. Il se met en scène, plagie, invente et se confesse dans un tohu-bohu magnétique.
L'ouverture et la fermeture -au noir- sur une cellule d'aliéné, celle où s'anéantit un idiot, marquent les parenthèses de ce délire horrifique qui flotte comme un mauvais rêve.
Perturbant... comme "une estampe de Goya".
Lien :
http://lavieerrante.over-blo..