Yohann Chapoutot approfondit la question de la « modernité » nazie. Incarnée par d'anciens officiers SS, elle va prendre corps dans différentes structures politiques et économiques, de la guerre à l'après-guerre.
Pour certains lecteurs (dont je fais partie), ce très bon récit historique va monter en intensité, en déclenchant des questions, ou des cris effarés.
Mais pour d'autres lecteurs, la « modernité » nazie ne posera pas de problème, pourvu qu'on « oublie » un peu la référence nazie.
Dès les premières lignes, j'ai une question urgente, et persistante : pourquoi le discours d'extrême-droite peut passer comme une lettre à la poste ?
« Être rentable / performant / productif (leistungsfähig) et s'affirmer (sich durchsetzen) dans un univers concurrentiel (Wettbewerb), … »
Ce sont juste des notions familières dans notre monde actuel, comme dans l'Allemagne nazie. Sur le portail d'entrée du camp de concentration de Buchenwald, on peut lire : « À chacun son dû », ou à chacun selon ses mérites (Jedem das Seine). Etc…
Pour certains, ces formules de notre quotidien sont déjà embarrassantes, alors que d'autres dénonceront un faux problème.
Qui peut dénoncer, par exemple, la mission de « Beauté du travail » (Amt Schönheit der Arbeit), l'organisation chargée de la réflexion portant sur la décoration, l'ergonomie, la sécurité au travail et les loisirs sur le lieu de production.
Certains y verront la fabrique du consentement. « Cela passe par une politique sociale et fiscale avantageuse pour des sujets « germaniques » : les impôts baissent et les prestations sociales augmentent – le tout étant financé par les spoliations imposées aux ennemis politiques du régime et aux Juifs en instance d'exil ».
D'autres, en ignorant la spoliation, verront un monde idéal, débarrassé du spectre inutile et dangereux de la lutte des classes. Tout compte fait, un syndicat unique serait aussi plus efficace que la pluralité syndicale.
« La tactique par la mission » (Auftragstaktik) donne au travailleur la liberté de la réaliser en choisissant ses propres moyens. La « délégation de responsabilité » (Delegation von Verantwortung) peut être mise en place de façon autoritaire car c'est pour la « bonne cause ».
Certains se sentiront aliénés, juste « libres d'obéir », à l'idée de ne pas participer à la fixation des objectifs. Et en même temps, j'ajouterais que le fait de fixer les objectifs, ce n'est pas encore participer à poser les problèmes.
Mais d'autres y trouveront du pragmatisme, ou du « bon sens ». Car après tout, c'est bien ce management (Menschenführung) qui a conduit au « miracle économique » de l'après-guerre ; de même que l'ordo-libéralisme, une certaine forme de « liberté encadrée », a fait ses preuves en RFA sur le plan politique.
Enfin, ils ne verront rien d'étonnant à expérimenter l'art de la guerre dans notre contexte de guerre économique. Il y va en effet de la survie de l'entreprise, qui n'est qu'une communauté (Gemeinschaft ou team) combattant pour sa liberté.
« … (Être performant) pour triompher (siegen) dans le combat pour la vie (Lebenskampf). ».
Certains seront frappés d'effroi. L'auteur rappelle à quel point l'idéologie du darwinisme social imprègne la pensée nazie. Et je crois qu'il faudrait insister sur le fait que l'eugénisme, avec sa notion de programmation, est un raisonnement circulaire ; ce qui oppose le darwinisme social, finaliste (intentionnel), à la théorie de l'évolution de Darwin, contingente (sans intention) ; et qui fait de ce programme eugéniste un combat morbide.
Mais d'autres se diront très éloignés du problème des critères raciaux ; tout en rappelant que tout le monde pratique la sélection et l'élimination sur la base de critères définis par avance ; simplement ce sont d'autres critères, et l'élimination n'a pas le même sens.
En poursuivant sans relâche son enquête, l'auteur fourni aux uns et aux autres des moyens d'approfondir l'analyse historique. Il faut repérer, par exemple, les démarches qui remettent en question les protections sociales. Tous les programmes de sélection et d'élimination devraient être pris au sérieux, de l'intention à la réalisation.
Parfois c'est assez simple, comme tel ancien médecin nazi, eugéniste notoire devenu homéopathe, qui continuait à critiquer assez ouvertement le principe même de la sécurité sociale.
Mais généralement ça se complique, car la « modernité » nazie se connecte avec d'autres expériences, comme le taylorisme outre-Atlantique qui se connecte avec
Henry Ford, « potentat tayloriste sans scrupule, grand maître des chaînes de production et de l'asservissement des corps, essayiste antisémite et sincère admirateur du IIIe Reich ».
On arrive à l'épilogue de ce livre qui ouvre un autre niveau de questionnement. Il y a une réflexion sur la convergence du problème écologique en termes d'effets morbides de cette « modernité » ; laquelle n'a rien de moderne lorsque apparaît enfin son enracinement idéologique. Il y a enfin une réflexion sur les différentes conceptions de la liberté et plus largement sur le rapport à autrui.
Parmi les nombreuses pistes de réflexion que suggère ce livre, je reviens sur la notion de « biopolitique ». Foucault a écrit le livre « naissance de la biopolitique », mais il n'a pas du tout vu la notion nazie de « bionomique », qui considère qu'il y a un « corps » de la « communauté du peuple » à soigner dans son entier, les individus n'étant que des membres ; d'où on pourrait voir au passage, l'eugénisme comme une conception archaïque de la médecine, qui présuppose dans la maladie, une entité à extraire.
Je crois qu'ici on peut faire un bout de chemin avec
Canguilhem grâce à son livre «
le normal et le pathologique ». En effet, il y décrit les implications des différentes conceptions de la maladie, mais surtout il voit le non-sens philosophique d'un programme politique conçu à partir d'une compréhension sociale du normal et du pathologique. Selon ce point de vue, par exemple, ce serait encore une fausse piste de considérer le capitalisme comme une pathologie, car ça présuppose une norme sociale.