"Comme tout le monde ou presque, Alain Geismar, 29 ans, "étudiant" né et habitant dans le XVIe arrondissement de Paris, prend la route du farniente au volant de sa Fiat 124 Coupé sport. Ce n'est que justice, après trente jours d'une révolution dont il a été le meneur infatigable, et maintenant fatigué. Samedi après-midi, Geismar se met au volant de son cabriolet Fiat de très belle allure et s'en va, avec trois amis, chercher un endroit verdoyant où l'on respire autre chose que les gaz lacrymogènes. La partie de campagne s'annonce belle. Elle l'est en effet jusqu'à Sancy-les-Provins, en Seine-et-Marne. Les automobiles à essence de pétrole ne sont pas de purs esprits : celle-là a très vite la pépie. Geismar s'arrête devant les pompes du garage Maurice et dit : « Le plein », d'un ton aussi sec que le réservoir.
« Vous n'avez droit qu'à dix litres, comme tout le monde, répond le pompiste.
- Mais je suis Alain Geismar !
- Raison de plus ! »
Intraitable, le pompiste déverse dix litres dans la voiture et raccroche son tuyau. Un billet de 10 francs à la main, il regarde ensuite disparaître son client trop célèbre et sursaute. Geismar n'a pas été loin : ses « stop » s'allument devant les pompes de la station concurrente, de l'autre côté de la Nationale 4. M. Maurice met le billet dans sa poche et prend ses jambes à son cou.
Il arrive au moment où la Fiat va démarrer, avec dix litres de plus dans le réservoir. Apparemment, Geismar a une longue distance à parcourir. Mais il ne va pas loin. M. Maurice se précipite à la portière du conducteur et lui reproche de faire des provisions d'essence, égoïstement. Geismar hasarde une allusion transparente à ceux qui se mêlent de ce qui ne les concerne pas. Le ton monte. Le garagiste invite sans phrases superfétatoires Geismar à descendre de son véhicule. Il a, paraît-il, des questions à lui poser au sujet de ses idées de réforme, qu'il n'a pas bien comprises. Mais Geismar est contre les examens, et il démarre.
M. Maurice est aussi pugnace qu'un contestataire en colère. Il traverse la route, prend un ami au passage et saute dans sa propre voiture. Il rattrape la Fiat à Esternay : Geismar s'est arrêté devant une pompe. Décidément, ce n'est plus une précaution, c'est devenu un tic. Le même dialogue se renoue. Le ton est encore monté d'un ou deux degrés. Geismar refuse toujours de descendre de voiture, de s'expliquer, de dire tout le bien qu'il pense de la société. Excédé, M. Maurice prend alors une barre de fer et casse les unes après les autres les vitres de la Fiat. Des coups vengeurs s'abattent sur la carrosserie. De plus en plus non violent, Geismar profite d'un temps mort pour appuyer sur l'accélérateur de ce qui était naguère une voiture en parfait état.
M. Maurice remonte à son tour en voiture et se dirige vers la gendarmerie la plus proche. Il signale au brigadier de service qu'une Fiat indéfinissable et très abîmée est en train de rouler, probablement en direction de la plus proche pompe à essence, et qu'il conviendrait de la stopper par souci de sécurité. Il regagne Sancy-les-Provins, la conscience parfaitement tranquille.
« Il fallait lui montrer, à ce monsieur, comment ça se passe quand on casse les voitures des autres », explique M. Maurice à ses voisins admiratifs." (Christian Charrière, Le Printemps des enragés, 1968, p.367)