L'EnquêtePhilippe Claudel (né en 1962)
L'Enquêteur dont nous ne saurons jamais le nom est chargé d'une mission en raison du nombre élevé de suicides dans l'Entreprise. C'est un homme scrupuleux, méthodique, professionnel, précis et formel, formaté pour la mission.
Dès les premières pages de ce roman, j'ai eu l'impression de lire une nouvelle version du « Château » de
Franz Kafka, avec une dérive dans l'absurde dans une ambiance irrationnelle et extravagante, mettant en scène un Enquêteur qui a beaucoup de ressemblance avec l'Arpenteur arrivant au Château et se trouvant dans une situation quasi incompréhensible, avec de surcroît un Big Brother à la manière Orwell épieur et omniprésent.
Rapidement
l'Enquêteur plongé dans un monde d'angusties abdique dans sa mission et renonce à se penser en tant qu'individu ayant une volonté et le choix de ses actions pour agir congrûment. L'inanité de tous les préceptes jusque là retenus pour ses missions est patente. Heureusement, l'espoir fait vivre et notre Enquêteur n'en manque pas en dépit de tout ce qui lui arrive dans ce qui lui semble être un cauchemar dont il va se réveiller.
Peu à peu j'ai éprouvé à la fois une fascination et une sensation de malaise comme si moi-même j'étais
l'Enquêteur et il faut là, reconnaître le talent de l'auteur à nous faire sentir que l'on est concerné, que l'on devient vraiment soi-même
l'Enquêteur.
Il n'est pas douteux que l'auteur ait voulu nous faire comprendre que notre monde est un colosse au pied d'argile et que tous les petits, les exploités, les affamés, les faibles, les serfs contemporains ne s'en rendent pas suffisamment compte.
« Il n'est plus temps de descendre dans les rues et de couper la tête aux rois. Il n'y a plus de rois depuis bien longtemps. Les monarques aujourd'hui n'ont plus ni tête ni visage. Ce sont des mécanismes financiers complexes, des algorithmes, des projections, des spéculations sur les risques et les pertes, des équations au cinquième degré. Leurs trônes sont immatériels, ce sont des écrans, des fibres optiques, des circuits imprimés…Leurs châteaux sont devenus des banques de données. »
Et alors, tout le monde suit la ligne tracée et ce sans discernement et quand d'aventure on lève les yeux, on voit que l'on va droit dans le mur. Et puis :
« Ce qui est curieux, c'est de constater que le malheur est un poids qui devient finalement assez léger à mesure qu'il s'accentue ou prolifère. Voir mourir sous ses yeux un homme est très déplaisant. Presque insoutenable. En voir ou en entendre mourir des millions dilue l'atrocité et la compassion. »
Face à la toute puissance du pouvoir financier, aux flots migratoires, à la déshumanisation de notre monde, à l'avènement des robots,
l'Enquêteur ne peut rien. Il ne peut que tenir sa place, même s'il ne sait où elle se trouve et tâcher de mener son enquête contre toute logique.
Un très bon roman de
Philippe Claudel, très différent de ce qu'il écrit habituellement, mais digne, comme je l'ai dit, de Kafka et d'Orwell.