L'expression de son visage dénotait, il est vrai, une certaine appréhension, mais de nature purement médiocre et par là même rendue plus saisissante.
— Est-ce que tu frappes ta femme, toi, Zouba ? demanda-t-il au facteur.
— Moi, frapper ma femme ! dit Zouba offusqué. Pour qui me prends-tu donc, pour un fellah ! Je respecte ma femme et elle aussi me respecte. Elle sait quel homme intelligent je suis.
Rumeur de feuilles sèches et d'insectes bourdonnants. La moindre vibration de la matière est perceptible à l'oreille. Les hommes dorment.
Nouvelle "Danger de la fantaisie"
Cet intellectuel raté ignore la véritable misère; la misère absurde et immuable qui prend les hommes à leur naissance. Sa misère à lui est encore une fantaisie passagère et non inéluctable. Elle est voulue par lui qui s’est laissée aller à elle. Il peut s’en débarrasser comme d’une chose qu’on jette et qu’on oublie. Mais eux ne peuvent pas. Il faut la lente marche du temps pour préparer l’éclatement formidable qui les délivrera.
C'est alors que l'idée avait germée en lui, plus redoutable qu'il ne l'espérait. Sayed Karam s'était mis debout, avait marché droit vers la maison de Ramadan. Un peu avant d'y arriver, il se força à courir pour se donner l'air inquiet, haletant, d'un qui annonce une mauvaise nouvelle. Il se rappelait encore que, juste à ce moment, deux hommes débouchèrent d'une ruelle voisine et se mirent à se disputer bruyamment. Sayed Karam entendit l'un d'eux, le plus jeune, dire d'un ton pénétré : « Ta fille est une sotte, Hag Omar ; par Allah ! c'est une sotte.» Et puis l'autre, probablement son beau père, qui lui répondait : « Tu aurais dû épouser un ministre, puisque tu aimes tant l'intelligence, espèce d'inverti.»
[Les affamés ne rêvent que de pain]
La clarté lunaire donnait l'impression d'un jour singulier, venu là exprès pour surprendre la honte des hommes.
Ils étaient nombreux les hommes, et la terre si petite ! Et chacun d'eux cherchait quelque part où être seul, où pouvoir se cacher.
- Je ne sais ce que nous réserve l'avenir, soupire Abou Chawali.
- L'avenir, dit Gad, est au bout de cette route, dans ce petit bâtiment que tu vois là-bas.
Abou Chawali regarde au bout de la route. Ce qu'il voit n'est pas précisément un endroit qualifié pour abriter l'avenir.
- Mais ce sont les latrines publiques, fait-il, ahuri.
- C'est bien ça, maître. L'avenir est dans ces latrines publiques, du moins pour le moment.
Il ne peut plus se contenir. Il court droit devant lui, vers l'avenir.
Le sommeil était son élément naturel.
[Le facteur se venge]
Il aurait bien voulu se frotter les yeux, mais ce geste demeura à accomplir, il se trouvait toujours paralysé par des scrupules étranges et son nom.
Nouvelle "Danger de la fantaisie"
Abou Chawali croit fermement à la vertu de l’effroi. Des mendiants ignobles et qui jetteraient partout l’effroi, voilà l’image qu’il se fait de la force. La force des pauvres est dans leurs guenilles et dans leurs faces de suppliciés. On ne peut leur arracher cette force ; elle demeure la seule sauvegarde de leur tragique destinée. C’est avec elle qu’ils se défendent contre le monde criminel des puissants et c’est avec elle également qu’ils parviendront à impressionner ce monde, à le ruiner dans sa sécurité et son bien-être.