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EAN : 9782844120311
213 pages
Joëlle Losfeld (12/10/1999)
4.16/5   341 notes
Résumé :
Dans les rues de Caire, Gohar, ex-philosophe devenu mendiant, sillonne avec nonchalance les ruelles de la ville et croise des figures pittoresques et exemplaires.

Dans ce petit peuple où un manchot, cul-de-jatte, subit les crises de jalousie de sa compagne, on rencontre aussi Yeghen, vendeur hachisch, laid et heureux et Set Amina, la mère maquerelle.


Il y a aussi Nour et Dine, un policier homosexuel, autoritaire, mais très vi... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (45) Voir plus Ajouter une critique
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sur 341 notes
Le Caire. Une ville divisee en quartiers pratiquement etanches. La ville europeenne et d'autres beaux quartiers sont terra incognita pour le petit peuple, qui vit retranche dans un environnement delabre et insalubre.
C'est dans ce decor qu'Albert Cossery place ses personnages: Gohar, un intellectuel desabuse qui a abandonne une chaire d'universite pour vivre dans un denuement qu'il idealise; et ceux qui se veulent ses disciples: Yeghen, un petit dealer de hashish, El Kordi, un fonctionnaire qui met son point d'honneur a ne rien faire, strictement rien, par haine de l'administration qui l'emploie et de la societe en general. Face a eux Cossery place un inspecteur de police, Nour el Dine, qui vit mal son homosexualite et finit destabilise. Ce sont les quatre piliers du livre, parfaitement rendus dans leur psychologie.

La misere circule dans les pages a travers d'etroites ruelles, des drogues, des ramasseurs professionnels de megots, des enfants aux yeux pleins de mouches. Leur precarite ne les rend pas malheureux, leur joie de vivre explose a la face du lecteur.

Gohar est un personage inoubliable, un maitre qui frequente les bordels pour y pratiquer la litterature, ecrivant les lettres des prostituees. Son addiction au hashish le fait rever a un voyage en Syrie, pays de cocagne ou on peut cultiver l'herbe a loisir. Nour el Dine, l'inspecteur, hait la mediocrite des crimes qu'il enquete et reve d'un criminel intelligent a qui se mesurer. Son addiction a lui, les jeunes ephebes, ne lui procure que souffrance. Plutot que comme des marginaux , les personnages doivent etre vus comme des reveurs sur qui la decadence n'a pas de prise. Ils assument leur tragedie, leur abjection, avec optimisme. Ce sont des survivants. C'est la vie meme qui importe, pas les choses de la vie. La strategie de vie de Gohar et de ses disciples se decline sous forme d'oisivete (pas forcement de paresse), ce qui permet de sentir et de ressentir le monde plus pleinement. Cela entraine une derision sans bornes face a la societe "bien-pensante" et aux pouvoirs etablis, qu'ils voient comme hypocrites et surtout ridicules. La dérision, cet instrument de non-violence et de plaisir, poursuit un double objectif: primo, elle prend le sens d'une attitude contestatrice et de remise en cause de l'ordre politique et social établi; secundo, c'est un moyen d'affirmation de soi et de développement personnel qui permet a ces individus de rire de tout, de se detacher du monde materiel, de se distraire, d'etre soi-même et de vivre libres. de rompre avec la domination, les hypocrisies, les leurres, les faux semblants.

N'allons pas croire que leur vie est un long fleuve tranquille. Tout n'est pas parfait. Gohar, un jour que sa drogue tarde a arriver, commet un crime, gratuit, que lui-meme ne comprend pas, mais qu'il accepte, comme il accepte l'idee de se faire arreter et emprisonner. C'est une des facettes de la vie. Je ne raconterai pas le denouement, quoiqu'en fait cela n'ait aucune importance: ce livre n'est pas un polar.


Est-ce qu'a travers ses personnages Cossery nous transmet sa propre philosophie de vie? Il faut croire que oui, des qu'on sait quelque chose de lui. C'est un egyptien qui a beaucoup bourlingue avant de se fixer definitivement en France. Plus exactement a Paris. Plus exactement a Saint Germain des Pres, dans un petit hotel, La Louisiane, ou il a passé les derniers 55 ans de sa vie. Sans jamais rien posseder, rien avoir, a part ses nombreux costards. Sans jamais quitter le quartier. Il sortait tous les jours, tire a quatre epingles, vers 1 ou 2 heures de l'apres-midi, prenait son aperitif au café de Flore, dejeunait chez Lipp, et faisait sa digestion aux jardins du Luxembourg. Une vraie legende: un mélange de dandy et de revolutionnaire, de moine et de satyre, ses deux seules occupations etant l'ecriture et la conquete de femmes, vivant du peu que lui rapportaient ses livres et surtout de l'aide de ses amis.

Il a peu ecrit. Moins d'une dizaine de courts livres. Il se targait de ne produire que deux pages par semaine. A sa mort, on l'a salue comme "prince de la paresse". Je crois quant a moi que ce titre nobiliaire donne une fausse image de lui. Deux pages, d'accord, mais quelles pages! Forgees a la main (Il ecrivait en effet a la main, ne sachant pas utiliser ou ne possedant pas de machine a ecrire), ciselees dans tous ses details. Et si l'on croit la rumeur qui le dit avoir "conquis" pres de 2000 femmes, quand on sait le temps, la perseverance, l'energie qu'il faut deployer pour en seduire une seule, la derniere qualite qu'on peut lui attributer c'est la paresse. Il croyait plutot en l'oisivete, comme affirmation d'un certain anarchisme de bon aloi.

Le jour de sa mort, les gens de l'hotel monterent voir pourquoi il n'etait pas descendu de sa chambre. Ils le trouverent etendu par terre, entierement couvert par un drap. Un paresseux, sentant l'heure de ses adieux, n'aurait pas pris la peine de descendre du lit et de se couvrir d'un linceul a la mode arabe. Non. C'etait un homme pour qui l'oisivete etait un art, une forme de civilisation. Un dandy raffine, un anarchiste qui rejetait l'idee meme de possession. Et un grand auteur. Auteur de haute couture, quoique ses livres soient d'une accessibilite de prêt-a-porter.

Ne soyez pas paresseux. Cherchez ce livre. Mendiez-le. Vous pourrez vous enorgueuillir de l'avoir lu.
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Mendiants et orgueilleux est un roman d'Albert Cossery, écrivain égyptien de langue française, né au Caire en 1913 et qui vécut une grande partie de sa vie à Paris, du côté de Saint-Germain-des-Prés.
J'en avais entendu parler depuis longtemps, bien avant sa mort. Il y a quelques temps de cela, la médiathèque de ma commune a mis quelques auteurs méditerranéens en lumière, dont ce livre sous sa réédition, aux éditions Joëlle Losfeld. La lecture de ce roman fut pour moi un vrai bonheur.
Un meurtre a eu lieu dans un quartier pauvre du Caire, celui d'une jeune prostituée Arnaba... Un policier homosexuel et autoritaire Nour El Dine, est dépêché sur les lieux pour enquêter. Son chemin va très vite rencontrer celui de Gohar, un ancien professeur d'université devenu mendiant par choix philosophique, ce dernier devient très vite le suspect principal, et pour cause, puisque c'est lui qui a assassiné la jeune fille, poussé dans son acte par la nécessité de se procurer de l'argent à cause de sa dépendance au haschich. C'est là toute l'intrigue. Je vous en révèle le coupable puisqu'on l'apprend dès les premières lignes et que l'intrigue de l'histoire n'est pas importante. D'ailleurs, à force de côtoyer ce personnage insolite qu'est Gohar, le policier finit par abandonner purement et simplement l'enquête.
Non ici ce roman est plutôt prétexte à se délecter d'autres choses et je m'en suis délecté : les histoires, les parcours, les descriptions des personnages, leur manière touchante et pittoresque de vouloir former une sorte de communauté solidaire, généreuse, détachée des préoccupations du monde. Ce sont tous des personnages hauts en couleur, quelques mendiants auxquels l'auteur donne toutes leurs lettres de noblesse.
Raconter ce livre, c'est aussi raconter la rue, ses bruits, ses parfums, ses chants, sa misère et sa joie.
Ici le bruit de la rue arrive sur la page comme au bord d'une fenêtre ouverte.
Chaque chapitre du livre est unique, on dirait que chacun d'entre eux a été écrit un peu comme un conte, ce livre est une succession de petits contes qui pourraient se lire chacun à part.
Bien sûr, il y a quelques liens qui tissent une continuité et Gohar fait partie de ce lien.
La rue est une révolte. Ici devenir mendiant c'est résister à un monde qui est mal fait et cela en devient un art de vivre. C'est le refus d'un monde qu'ils ne veulent pas, celui des nantis, des ambitieux, ceux qui exploitent les autres ; c'est un renoncement à ce monde. Toute l'histoire de ce roman tient à cela.
Gohar, le personnage principal, gît dans un dénuement extrême, dormant sur des piles de journaux, vivant dans une chambre sommaire, avec pour unique mobilier une chaise.
Mais Gohar est devenu mendiant parce qu'il le voulait. C'est un professeur qui a commencé à avoir honte de son enseignement. Pour cela, il a renoncé à avoir une existence sociale.
D'ailleurs, le titre pose d'emblée ce message comme un acte très fort, une manière d'affirmer une présence sur cette terre : comment être Prince sans la richesse et sans le titre. C'est l'élégance des pauvres.
Non seulement, Albert Cossery nous met en lumière l'ordinaire silence des écrasés, des oubliés, mais il nous montre que la misère n'est pas un obstacle en soi, que l'orgueil n'est pas l'apanage des riches.
Ici c'est l'orgueil de ne rien posséder, ne pas avoir envie de posséder. c'est une revendication comme un cri de joie, c'est être libre.
Ne pas se compromettre avec ce monde où il faut travailler.
Travailler c'est être soumis à l'exploitation de quelqu'un, c'est se compromettre avec ce qu'il y a de plus mauvais dans le monde.
À chaque page, il y a le plaisir et le luxe de dire qu'on ne travaille pas, le goût de bien vivre.
C'est le personnage de Gohar qui porte toute la philosophie attenante à cette condition humaine et ce désir de vivre en marge de la société.
Ne rien faire, c'est ainsi qu'on vit comme un Prince.
Mais ces oisifs n'en demeurent pas moins des penseurs, des philosophes... Leur misère est à la fois une sagesse et une révolte.
Lors d'une interview, un journaliste demandait à Albert Cossery ce qui avait inspiré les personnages de ses romans. Il avoua alors que tous ces personnages existaient réellement, il n'avait même pas eu l'envie de leur changer de nom de peur de les dépouiller de leur identité...
Un écrivain est quelqu'un qui a l'art de ne rien inventer, il observe autour de lui, s'inspire de la rue, de personnages existants qu'il connaît peut-être. S'il faut cependant lui reconnaître un art c'est celui de savoir poser une passerelle entre la rue et la page du livre qu'il écrit et guider ces personnages un à un vers l'histoire qu'il est en train d'écrire.
Mendiants et orgueilleux, c'est aussi une histoire d'hommes. Les femmes sont peu présentes. Quelques femmes croisent le texte, elles apparaissent, disparaissent, réapparaissent.
lci ce sont avant tout des histoires d'hommes. Des histoires d'amours blessés où les hommes sont présents et se consolent entre eux. Il y a cette amitié qui apaise, ce sont des joyeux drilles qui se fréquentent, ils iraient jusqu'à donner leur vie pour l'un des autres membres du groupe si celui-ci était malheureux ou en danger, on sent l'amour à fleur de peau, le désir d'aimer et être aimé, franchir le gué, ne serait-ce que pour cela...
J'ai découvert dans l'écriture d'Albert Cossery une langue très belle, c'est une langue de l'exil et du souvenir. Il y a de la poésie à chaque page de ce récit. Et de la générosité aussi.
Albert Cossery confiait lors d'une interview à la radio : « Je n'ai pas besoin d'être riche pour attester de ma présence sur cette terre ; même sans le sceau, je suis un Prince. »
C'est l'ode du peuple d'en bas, des miséreux, des laissés-pour compte. Peut-être pour cela aussi ce livre demeure universel et actuel et n'a pas pris une ride.
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Je suis ravi de faire la connaissance de la prose langoureuse d'Albert Cossery.
Dans "Mendiants et Orgueilleux", paru en 1955, le meurtre d'une prostituée dérange à peine la douce torpeur des quartiers les plus pauvres du Caire et de ses habitants, aussi pittoresques que pauvres.
Dans ce roman, l'enquête fait de la figuration, vague arrière-plan d'une toile débordante de vie où les personnages phagocytent l'espace.
Il y a Gohar, intellectuel qui a abandonné sa charge universitaire pour mener une vie de mendiant. Un philosophe du dénuement qui ne veut plus être complice d'une société qui prive les hommes de leur liberté. Impossible d'exercer une quelconque pression sur ceux qui n'ont plus rien. Gohar, qui vit dans un « démeublé » et dort sur un tas de journaux, sanctuarise sa quiétude en mâchant du haschich. Tel un philosophe grec, il tient des audiences au gré de ses flâneries dans les rues du Caire.
Son dealer, Yéghen, est son premier disciple. La nature l'a paré d'un visage disgracieux mais il n'est pas rancunier et savoure chaque instant de sa vie.
Son voisin, un manchot, cul de jatte, vient se réfugier chez lui pour se protéger des crises de jalousie de son épouse.
El Kordi est un fonctionnaire, révolutionnaire frustré, amoureux d'une prostituée, prêt à s'accuser du meurtre pour la cause des misérables, et dont le chef a volé la plume « sous le fallacieux prétexte qu'elle se rouillait par manque d'usage ».
Il y a aussi Nour El dine, policier homosexuel chargé de l'enquête, fasciné et contaminé par ce biotope si fier de sa marginalité.
Poète de l'oisiveté, l'empathie d'Albert Cossery pour ses personnages est contagieuse et je suis tombé sous le charme de ses phrases qui s'écoulent au rythme d'un sablier. Miracle de fluidité, ce texte chasse l'ennui par une dérision permanente. Aussi exquis qu'une sieste dans un hamac, bercée par une brise légère.
Dandy parisien né au Caire en 1913, mort en 2008 à l'âge de 95 ans, Albert Cossery vécut comme il a écrit, comme ce qu'il a écrit.
Comme son grand-père et son père avant lui, il ne travailla jamais vraiment, traversa la vie avec nonchalance et consacra son oeuvre aux intouchables... pour les rendre touchants.
Seul bémol à ce concert de louanges, le peu de place et de considérations faites aux femmes dans le roman.
Je finirai ce billet par la première strophe de la chanson éponyme Mendiants et orgueilleux de Georges Moustaki, écrite pour un film tiré du roman :
A regarder le monde s'agiter et paraître
En habit d'imposture et de supercherie
On peut être mendiant et orgueilleux de l'être
Porter ses guenilles sans en être appauvri.

Vous ne perdrez pas votre temps à lire ce roman. Ne serait-ce que pour profiter pleinement du temps qui passe.
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Quel bonheur de lecture ! Albert Cossery est un seigneur. Il fait des oubliés de Dieu, mendiants et fainéants, fumeurs de hashish et autres ramasseurs de mégots qui peuplent les bas-fonds du Caire, des princes et des sages. Cossery l'Egyptien écrit dans un français ciselé. La narration est élégante et claire, le ton balance entre compassion et dérision. Les dialogues réinventent le langage coloré et excessif du petit peuple cairote. Cossery croque en quelques lignes les pleureuses professionnelles, les habitués bigarrés du café des Miroirs, la salle d'attente minable et les prostituées illettrées du bordel, le tramway puant plein de promiscuité qui relie les deux côtés de la ville. Il évoque furtivement la ville lumière, celle des grandes avenues, des vastes appartements et s'attarde sur la ville de l'ombre, celle des ruelles sordides et des taudis. Cossery est indigné, révolté contre le système matérialiste risible et détestable. Pourtant ses héros ne choisissent pas de le transformer par l'action politique et encore moins par la violence. Ils choisissent la voie marginale, oisive et immobile. Ils se dépouillent, mendient et cherchent la jouissance.
Gohar le héros antihéroïque du livre a abandonné depuis longtemps l'université où il enseignait la philosophie parce que « enseigner la vie sans la vivre est le crime de l'ignorance le plus détestable.» Il a décidé de ne plus collaborer au système et a renoncé définitivement aux biens matériels ainsi qu'au travail. Au début du récit, Il dort à même le sol sur un tas de vieux journaux dans une misérable chambre en passe d'être inondée. Alors il s'assoit sur l'unique chaise et contemple le désastre avec le sourire. Il n'a plus rien à perdre. Son dénuement le rend invulnérable. Mais Gohar n'est pas complètement en paix tant qu'il n'a pas avalé sa boulette de haschisch. Il nourrit même le vague désir de s'installer en Syrie où la consommation de haschich est autorisée. Nous le suivons à travers les ruelles tortueuses qui nous mènent au café des Miroirs. Celui qui le fournit d'habitude est un jeune poète très laid qui l'a pris en modèle. Yeghen a honte de sa laideur et méprise sa mère. Celle-ci est une veuve tombée dans la misère par la faute de son défunt mari. Elle encense pourtant sa mémoire et trouve son fils indigne. Yeghen est orgueilleux. Il hait sa fausse dignité drapée dans les convenances. Gohar et Yeghen se retrouvent souvent au bordel tenu par Set Amina la mère maquerelle. Gohar y tient les comptes et écrit des lettres pour les filles. Parmi les prostituées il y a la jeune Arnaba qui va être étranglée et puis une vieille très malade. El Kordi un jeune client idéaliste s'est mis en tête de la sauver. Il est en mission contre l'injustice. C'est un tout petit fonctionnaire croquignolet qui met un point d'honneur à en faire le moins possible au bureau quitte à payer ses collègues pour le travail effectué à sa place. Tous ont des problèmes avec l'autorité et la morale. Même Nour el dine le policier autoritaire chargé de l'enquête sur la jeune prostituée assassinée semble faire son devoir à reculons, il voudrait être libre lui aussi et ne plus avoir à cacher ses moeurs.
Le livre date de 1955 et n'a rien perdu de sa qualité subversive.
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Le roman de Cossery m'avait marqué quand j'avais vingt ans. J'ai toujours pensé que je le lirai, mais de peur que la magie s'en aille... Alors quand j'ai vu qu'une BD existait... le meurtre d'une belle prostituée est le prétexte pour mettre en valeur l'Egypte, les pauvres et leurs qualités : liberté, solidarité, grandeur d'âme, libérés des obligations et contraintes. C'est fin, drôle, une myriade de personnages atypiques. Les écrivains contemporains qui pensent avoir inventer quelque chose n'ont qu'à lire Cossery avec ce roman publié en 1955.
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Citations et extraits (57) Voir plus Ajouter une citation
- Dieu est grand ! répondit le mendiant. Mais qu’importe les affaires. Il y a tant de joie dans l’existence. Tu ne connais pas l’histoire des élections ?
- Non, je ne lis jamais les journaux.
- Celle-là n’était pas dans les journaux. C’est quelqu’un qui me l’a racontée.
- Alors je t’écoute.
- Eh bien ! Cela s’est passé il y a quelque temps dans un petit village de Basse-Égypte, pendant les élections pour le maire. Quand les employés du gouvernement ouvrirent les ruines, ils s’aperçurent que la majorité des bulletins de vote portaient le nom de Barghout. Les employés du gouvernement ne connaissaient pas ce nom-là ; il n’était sur la liste d’aucun parti. Affolés, ils allèrent aux renseignements et furent sidérés d’apprendre que Barghout était le nom d’un âne très estimé pour sa sagesse dans tout le village. Presque tous les habitants avaient voté pour lui. Qu’est-ce que tu penses de cette histoire ?

Gohar respira avec allégresse ; il était ravi. « Ils sont ignorants et illettrés, pensa-t-il, pourtant ils viennent de faire la chose la plus intelligente que le monde ait connue depuis qu’il y a des élections. » Le comportement de ces paysans perdus au fond de leur village était le témoignage réconfortant sans lequel la vie deviendrait impossible. Gohar était anéanti d’admiration. La nature de sa joie était si pénétrante qu’il resta un moment épouvanté à regarder le mendiant. Un milan vint se poser sur la chaussée, à quelques pas d’eux, fureta du bec à la recherche de quelque pourriture, ne trouva rien et reprit son vol.

- Admirable ! s’exclama Gohar. Et comment se termine l’histoire ?
- Certainement il ne fut pas élu. Tu penses bien, un âne à quatre pattes ! Ce qu’ils voulaient, en haut lieu, c’était un âne à deux pattes.
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– Maître, je ne comprends pas. Comment peux-tu rester insensible aux agissements des salauds qui abusent de ce peuple ?

Gohar éleva la voix pour répondre :

– Je n’ai jamais nié l’existence des salauds, mon fils !

– Mais tu les acceptes. Tu ne fais rien pour les combattre.

– Mon silence n’est pas une acceptation. Je les combats plus efficacement que toi.

– De quelle manière ?

– Par la non-coopération, dit Gohar. Je refuse tout simplement de collaborer à cette immense duperie.

– Mais tout un peuple ne peut pas se permettre cette attitude négative. Ils sont obligés de travailler pour vivre. Comment peuvent-ils ne pas collaborer ?

– Qu’ils deviennent tous mendiants. Ne suis-je pas moi-même un mendiant ? Quand nous aurons un pays où le peuple sera uniquement composé de mendiants, tu verras alors ce que deviendra cette superbe domination. Elle tombera en poussière. Crois-moi.
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Yéghen se réveilla en poussant un cri perçant. Un froid intense régnait dans la chambre. Il fit un geste pour ramener à lui l’édredon, mais à sa grande surprise il découvrit que celui-ci avait disparu. La stupéfaction lui coupa le souffle : il n’arrivait pas à comprendre ce qu’était devenu l’édredon. De toutes ses forces, il se mit à appeler l’hôtelier.
Un temps infini passa, mais personne ne répondit. Yéghen haletait, assis dans le lit, les bras croisés sur la poitrine pour se préserver du froid. Il allait appeler de nouveau, lorsque la porte s’ouvrit et que l’hôtelier apparut dans l’embrasure, tenant à la main une lampe à pétrole. Il s’avança d’un pas prudent, un doigt sur la bouche.
- Où est l’édredon ? s’écria Yéghen. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
- Ce n’est rien, chuchota l’hôtelier. Je suis en train d’endormir un client avec. Dès qu’il sera endormi, je te le rapporterai, sur mon honneur ! Seulement, je t’en conjure, ne fais pas de scandale.
Yéghen réalisa alors que c’était arrivé pendant son sommeil. L’hôtelier était venu dans sa chambre, l’avait débarrassé de l’édredon, pour le donner à un nouveau client. Il était complètement ahuri par ces procédés fantastiques.
- Vous n’avez qu’un seul édredon pour tout l’hôtel, demanda-t-il ?
- Oh non ! dit l’hôtelier toujours à voix basse. C’est un hôtel de premier ordre ; nous avons trois édredons. Mais nous avons aussi beaucoup de clients.
- Je comprends, dit Yéghen. Qu’allons-nous faire ? J’ai froid, moi. Et je tiens à dormir. Je veux l’édredon.
- C’est l’affaire d’un instant, dit l’hôtelier. Sur mon honneur, je te le rapporte tout de suite. Le client à qui je l’ai donné était très fatigué ; il dormait debout. Il doit être tout à fait endormi maintenant. Ne bouge pas ! Je vais voir. Et ne crie pas surtout.
L’hôtelier sortit sur la pointe des pieds, emportant la lampe. Yéghen demeura dans l’obscurité, grelottant de froid. Il entendit l’hôtelier ouvrir une porte à côté de la sienne ; c’était là sans doute la chambre du nouveau client. Yéghen se prit à murmurer : « Pourvu qu’il se soit endormi. Mon Dieu ! fais qu’il se soit endormi. »
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Quand il était en proie à un noir ennui, comme en ce moment, il imaginait facilement la misère du peuple et l'effroyable oppression dont il était victime; il se plaisait alors à rêver d'une révolution brutale et sanglante. Mais, une fois sorti dans la rue et mêlé à la foule, la misère du peuple devenait un mythe, une abstraction, perdait toute sa virulence de matière explosive. Il se sentait tout attiré par les détails pittoresques de cette misère, par la grandeur de son humour intarissable, et il en oubliait du coup sa mission salvatrice. Par un mystère inexplicable, il trouvait dans ce peuple misérable une faculté de joie si intense, une volonté si évidente de bonheur et de sécurité, qu'il en arrivait à penser qu'il était le seul homme infortuné sur terre. Où était donc le malheur? ou étaient les ravages de l'oppression? On eut dit que toutes ces images qu'il se forgeait au sujet de cette misère reculaient dans le néant comme des phantasmes engendrés par le sommeil. El Kordi devait s'efforcer pour y découvrir l'élément pitoyable indispensable à sa révolte. Là où il aurait dû s'attrister et refouler ses larmes, un immense rire le secouait. Tour cela n'était pas sérieux. El Kordi aurait voulu un peuple à sa mesure . triste et animé de passions vengeresses. Mais où le trouver?
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De sa place il contemplait distraitement ses affreux collègues et croyait voir partout les chaînes de l'esclavage. Cette contrainte de quelques heures par jour imposée à sa liberté le rendait extrêmement sensible à la douleur des masses opprimées de l'univers. Il remua sur sa chaise en poussant un soupir bruyant. Certains des esclaves, occupés à travailler sérieusement, relevèrent la tête et lui jetèrent un regard plein d'incompréhension. El Kordi répondit à ces regards attristés par une sorte de moue agressive. Il les méprisait tous. Ce n'était pas avec cette piètre engeance qu'on ferait la révolution. Ils étaient là depuis des années - combien d'années, personne n'aurait su le dire -, enracinés à leur place, couverts de poussière, avec leurs visages momifiés. Un véritable musée des horreurs. À la pensée qu'il serait peut-être un jour comme eux, El Kordi frissonna et voulut partir tout de suite. Puis il se dit que ce n'était pas encore une heure décente pour s'en aller, et il resta tranquillement à s'ennuyer.
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