"Tous les crocodiles du marigot étaient morts. le cirque Höffner voulait bien nous prêter les siens, mais seulement en échange d'autant de canaques ..."
On croirait un propos tiré d'une dystopie pour adolescents, pas vrai ?
On imagine le scénario : à une époque où les droïdes dominent le monde, l'être humain a le même statut que l'animal.
Même pas ! Bien pire, cette situation a vraiment existé en 1931, en France.
L'auteur,
Didier Daeninckx, en séjour en Nouvelle-Calédonie, avait, paraît-il, entendu un ancien parler d'une exhibition de kanaks dans un zoo à Paris. La langue des canaques étant très imagée, et le fait étant inimaginable, il pensait que la formule était métaphorique. S'apercevant que, non, pas du tout, lors de l'exposition coloniale de 1931, à Paris, des canaks avaient été "enrolés" sans en avoir le choix pour représenter leur peuple, et sur place, avait été enfermés dans un espace reconstitué au zoo, avec ordre d'exécuter de pseudo danses traditionnelles et avec un panneau "antropophages" apposé sur leur "village", l'indignation lui a fait écrire ce roman.
D'autant que certains de ces canaques, une fois à Paris, ont été échangés avec des crocodiles d'un cirque : le zoo empruntait les crocodiles, et "prêtait" en échange "ses" kanaks pour exhibition de cannibales ! Si !
Daeninckx maîtrise parfaitement la mise en roman du fait réel, et en 105 pages, haletantes, il narre cette aventure à travers le récit d'un ancien, Gocéné.
L'intelligence de ce récit est de révéler ce fait vomitif, en rappelant que certains parisiens ont su se montrer humains (intervention des communistes dans le zoo, protection de Gocéné par Caroz). La solidarité du sénégalais Fofana montre aussi que ce fait n'est pas isolé et qu'à d'autres moments (guerres) les coloniaux se sont mal comportés avec les populations locales.
Ce qui est impressionnant dans les récits de Daenincks, c'est la reconstitution minutieuse de l'atmosphère d'une époque : chansons, quartiers, restaurants. On pourrait croire du
Modiano avec de l'action ;)
Cela vaut donc la peine de lire ce récit très court, en se réjouissant de l'évolution des mentalités, et en comprenant la leçon d'humanité pour les combats qu'il reste à mener.
Je comprends que cet ouvrage soit fréquemment au programme des lycées : bien écrit et accessible, court et profond, il a tout pour plaire à des lycéens, autant qu'à des adultes.