Chaque société a la littérature pour enfants qu'elle mérite. Si le succès d'un ouvrage dépend parfois du talent de son auteur, il requiert toujours sa rencontre avec l'esprit d'une époque. le XIXème finissant, victorien, puritain, sadique et misogyne a eu Les Petites Filles modèles. Notre génération mécaniste, individualiste à l'extrême, a reçu
Matilda de
Roald Dahl.
Matilda est une enfant adorable et surdouée de surcroit. Ses géniteurs, deux péquenauds matérialistes et ignares qui se livrent sur elle à toutes sortes de cruautés mentales, rêvent d'en être débarrassés. On pourrait croire qu'entrer à l'école, pour cette enfant qui adore apprendre, serait une délivrance. Hélas la directrice, Mademoiselle Legourdin, déteste et torture les enfants...
Disons-le tout de suite, ce schéma narratif est simplement aberrant. Il est rarissime dans les contes et la littérature enfantine que les vrais parents - les parents biologiques - souhaitent se défaire de leurs enfants. On en trouve quelques exemples - le Petit Poucet de Perrault - mais la plupart du temps, le père ou la mère indigne est un parent de remplacement : une marâtre, un oncle, une tante. Quant aux pires vilains, ils ne font pas partie du monde réel : les ogres et les sorcières vivent au fond des bois profonds, dans la Surnature.
On a souvent reproché aux contes de Grimm leur cruauté. Pourtant comparés à
Matilda, comme ces ouvrages paraissent innocents ! Les vilains de Grimm sont ne sont pas plus mauvais que des bêtes sauvages ; ils sont féroces à la manière du tigre du Livre de la Jungle. Leur comportement, un enfant le comprend. Mais tel n'est pas le cas dans
Matilda. Les affreux ne sont pas cruels. Ils sont pires. Ils sont méchants. Ces monstres ne vivent pas dans la forêt obscure. Ils sont juste à côté, tout proches : ce sont ses parents, ses éducateurs. Ils ne veulent pas détruire le bambin parce qu'il s'avère un obstacle à leur survie. Ils le haïssent avec méthode. Ils l'exècrent. Ils font oeuvre d'extermination raisonnée. C'est un pogrom mené contre les enfants par les adultes.
Qu'on me comprenne. J'adore
Matilda. Je suis
Matilda. Son histoire d'oubli, d'abandon est la mienne et me donne envie de pleurer. Mais le roman de Dahl nous explique que, en regard des adultes et leur tyrannie fatale, impunie, la seule réponse valable pour l'enfant est la vengeance mesquine, le chantage et la délation. Il n'y a pas un gramme d'amour dans
Matilda. Elle n'aime pas plus sa mère et son père qu'eux ne se soucient d'elle. Chacun vit à l'écart de l'autre. À
Matilda la passion des livres, à ses parents celle de l'argent. Et cela, comment peut-on trouver bon de l'enseigner aux enfants ?
Enfin, qui ne se rendrait compte à quel point le « happy end » est abominable ? Que la « solution » réside dans l'abandon pur et simple de
Matilda, devenue une orpheline ? À elle reviendra la charge insurmontable de guérir celle qui devrait au contraire lui servir de soutien, sa tutrice, la gentille Mademoiselle Candy, sans force pour la protéger, à jamais brisée par son éducation ? Alors dites-moi : à votre avis, à qui s'adresse ce conte ? Est-il vraiment destiné aux enfants ? Dans quel coeur pensez-vous que vit toujours
Matilda, la petite fille courageuse qui sait résister aux oppressions ? N'est-ce pas plutôt au fond d'une âme qu'auraient démolie les injonctions d'une société névrosée ?
Je m'éloigne sur la pointe des pieds et vous laisse le soin de répondre.